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Strabon décrivait déjà, au temps d’Auguste, les barques dont se servaient les pirates du Pont-Euxin. « Ce sont, disait-il, de petites embarcations très légères, pouvant contenir de vingt à trente hommes tout au plus. » Les Grecs les appelaient camaras, — chariots couverts, — probablement parce qu’on les recouvrait, quand la mer était forte, d’un petit toit incliné. J’ai traversé plus d’une fois la lagune de Manille sur des pirogues protégées de la même façon : un Espagnol, notre compagnon de voyage, comparait en riant ces embarcations, au fond desquelles nous demeurions blottis, à un porte-cigare. Les camaras s’en prenaient d’ordinaire aux vaisseaux marchands ; il leur arrivait néanmoins, de temps en temps, de se réunir et de s’attaquer alors à une province ou à une ville. « Il ne manque à ces pirates, remarque Strabon, que des ports, car il n’en existe guère sur la côte qu’ils habitent : les contreforts du Caucase descendent là jusqu’au rivage, et toute cette portion du littoral est abrupte. Mais les écumeurs de mer du Pont-Euxin trouvent des complices et des receleurs dans la Chersonèse Taurique. »

On sait combien étaient cruelles les mœurs de ces populations, que leurs relations avec les Grecs ne purent civiliser qu’à demi. L’isolement inhospitalier dont elles s’étaient fait une loi favorisa plutôt qu’il ne retarda la création au fond de la Mer-Noire, sur les confins de l’Asie et de l’Europe, d’un petit état indépendant qui prit, dans les premières années du Ve siècle avant notre ère, le nom de royaume du Bosphore. En l’année 108 avant Jésus-Christ, Mithridate s’emparait de ce royaume, qui confinait à son territoire ; vainqueurs de Mithridate, les Romains firent du pays que la trahison de Pharnace leur livrait l’apanage d’un prince qui se reconnut sur-le-champ leur tributaire. Les Bosphoriens, nous l’avons dit, fournissaient aux pirates du Caucase ce qui leur manquait : des ports, un marché et toutes les facilités possibles pour partager à loisir leur butin. Rentrés chez eux, les pirates chargeaient leurs embarcations sur leurs épaules et les emportaient dans les forêts, qui leur servaient de repaires. « Quand revient la saison favorable, dit Strabon, ils remettent leurs péniches à la mer. Sur les côtes qu’ils ont l’habitude de dévaster, aussi bien que sur celles qu’ils habitent, ils connaissent des retraites où ils vont cacher leurs embarcations. Puis, de jour et de nuit, ils font la chasse à l’homme, poussant l’impudence jusqu’à traiter ouvertement avec les autorités du pays du rachat de leurs prisonniers. Dans les parages où quelque prince étranger commande, on peut à la rigueur obtenir justice et réparation des dommages subis en s’adressant aux magistrats, car il arrive souvent que les pirates sont traqués à leur tour et capturés avec leurs bateaux ; là, au contraire, où le territoire est soumis à notre influence, il faut se résigner, tant la négligence des