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pour éprouver les cœurs ou des signes de ce qui s’y passe ; les personnages se tiennent dans les régions élevées de l’art dramatique. Dira-t-on que cette manière de les conduire n’est pas nouvelle et que M. Ohnet n’a pas inventé cette courbe dont nous parlions tout à l’heure ? Assurément il n’est pas le premier qui ait fondé un ouvrage sur cette espèce d’heureux malentendu. Il a pourtant renouvelé le procédé en changeant le point de départ des héros : d’ordinaire un auteur plaçait la méprise avant le mariage et célébrait le mariage à la fin, quand elle était éclaircie ; M. Ohnet l’a placée dans le mariage même, et tout de suite après sa célébration.

La situation, ainsi modifiée, ne laissait pas que d’être scabreuse : un public français ne prend que peu d’intérêt à des époux qui, au sortir de l’église, tirent chacun de son côté ; s’il n’accuse l’homme d’être un lâche, il soupçonne la femme d’être une précieuse : adieu la sympathie ! Naguère Jane de Simerose, l’héroïne de l’Ami des femmes, a trouvé le spectateur aussi froid qu’elle avait souhaité son mari ; elle a déplu à tout le monde, pour s’être révoltée, comme Cathos, à « la pensée de coucher contre un homme vraiment nu. » Mais le public, s’il bronche quand il aperçoit de côté certains obstacles, fait bonne mine quand l’auteur le mène bravement dessus. M. Ohnet, au lieu de laisser le malentendu dans la coulisse, l’établit devant nous ; il nous fait juges de la cause et nous intéresse aux deux parties en nous donnant leurs raisons particulières, où ne comptent ni la pruderie d’une part ni la faiblesse de l’autre. Ainsi le drame s’établit dans une situation nouvelle, et s’y établit solidement.

Comment Claire de Beaulieu, une jeune fille belle de visage, noble de naissance et d’âme, hautaine de caractère, épouse à l’improviste et sans l’aimer un honnête homme épris d’elle, le maître de forges Philippe Derblay, c’est ce que le premier acte expose clairement. Depuis plusieurs semaines, dans son château, la marquise de Beaulieu attend des nouvelles de son neveu, le duc de Bligny, fiancé à sa fille. Elle apprend à la fois par son notaire qu’un procès perdu la ruine et que « le silence du jeune duc se rattache à la perte de ce procès : » M. de Bligny, fort endetté, va épouser une héritière, Mlle Athénaïs Moulinet. D’où sort cette future duchesse ? De l’usine à chocolat de son père et d’une pension aristocratique où elle a été élevée, justement avec Claire de Beaulieu : dans ce séminaire de rivales, l’une commandait les bourgeoises et l’autre les nobles ; longtemps humiliée par Claire, Athénaïs doit rêver une revanche ; c’est une de leurs camarades, cousine de Claire, Mme de Préfont, qui nous l’assure. Mais ce messager de mauvaises nouvelles, Me Bachelin, est un notaire bien pourvu ; si elle voulait l’en croire, Mlle de Beaulieu, faute d’un prétendant, ne serait pas embarrassée : il déclare à la marquise que Philippe Derblay, bourgeois, mais riche, ingénieur et décoré, aime éperdument sa fille et