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moulure fabriquée sur un poncif. Il s’ingéniait, ce chanteur de cavatines, à faire concourir, coûte que coûte, à la décoration de son logis l’industrie des Michelozzi, des Ghiberti et des Verocchio. Qu’est-ce aujourd’hui que le style et le non-style, se demandait-il, et pourquoi tel fabricant qui n’entend rien aux arts, livrerait-il des objets en harmonie avec l’architecture de son temps et l’individualisme, la manière d’être d’une clientèle aussi peu douée que lui de ce côté ? Et son horreur de la dissonance et de l’anachronisme ne se contenait pas quand il voyait dans l’arrangement d’un boudoir Louis XV une galvanoplastie du Moïse fièrement campée sur la console au milieu des pâtes tendres de Sèvres et des céladons de Saxe.

À ce jeu là, tout le monde se ruinerait ; point n’est donc besoin de tant scruter le fond des choses, surtout lorsque à ces prodigalités de millionnaire vient se joindre la munificence du cœur. Au nombre de ces plaisirs fastueux qui « l’ont mis sur la paille, il en est un plus digne d’être excusé : sa charité inépuisable. Il semait l’aumône sans regarder. Quand il vous arrivait de le quêter pour quelque infortune, si vous lui parliez d’une centaine de francs, il vous en donnait mille en regrettant de ne pas faire mieux. Sa gloire dura dix ans ; quand il voulut, en 1860, rentrer à l’Opéra, c’en était fini de sa voix. A rouler ainsi par le monde, à braver les fatigues et les intempéries, le diamant s’était obscurci, effrité. Soirée lamentable que cette représentation qui n’atteignit même pas son terme ! On jouait les Huguenots, il fallut baisser le rideau dès le milieu du quatrième acte, les sons ne sortaient plus que par saccades gutturales et l’intelligence, se sentant trahie par l’organe, renonçait à son tour. Il se trompait à chaque instant, perdait la tête ; pareil désarroi s’était vu, peu de temps auparavant, à l’occasion d’une autre rentrée, hélas ! trop mémorable. Mais, du moins, Cornélie Falcon eut cet avantage de n’y pas survivre : la cantatrice, ce soir-là, disparut tout entière, ne laissant au public que des souvenirs de jeunesse, de beauté, de talent brisé dans sa fleur, tandis que Mario prit sa disgrâce en philosophe et, tout diminué qu’il fût, continua.

En matière de vie théâtrale, la fortune est un escalier symbolique comme celui dont parle Dante. Il faut le gravir, si dur qu’il soit, et, quand on est en haut, s’y tenir. Gare à quiconque aspire à descendre ou s’y résigne ! il ira de degré en degré jusqu’aux bas-fonds où le spectre du cabotinage guette sa proie. Le théâtre ne veut pas des revenans de Cythére et de Golconde ; demandez-lui de vous enrichir, mais ne lui demandez pas de vous faire gagner de quoi vivre, car il n’aura que l’humiliation à vous offrir en compensation des trésors évanouis dans le mirage d’autrefois. Comment Mario se fit à ces rigueurs du destin plus ou moins méritées, je n’ai pas à le dire ici ; mais ce que l’on peut soupçonner, c’est que, s’il