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dans la puissance, une justesse rare, les notes aiguës sortant de source et d’une limpidité de cristal. Le medium, qui, lors de ses débuts à l’Opéra, laissait à désirer, s’était amendé par le travail et l’habitude. On n’avait plus Rubini, mais on avait encore les Puritains. L’immortel quatuor avait réparé sa brèche : Lablache et Tamburini à leur poste ; la Grisi, en toute-puissance de beauté, de talent, d’émotion vraie, Ariane guidant Thésée à travers les labyrinthes d’un art qu’elle connaissait mieux que lui, c’était divin ! Ventadour en reçut un nouvel éclat ; nous vîmes refleurir toutes les branches du répertoire : la Sonnambula, la Lucia, la Traviata, Don Juan, période inouïe de succès et de faveurs qui se continuait ensuite à Londres sous les auspices du prince de Galles. Le théâtre, les soirées, les concerts, une pérennité de fêtes sous la pluie d’or. A Saint-Pétersbourg, mêmes ovations et même fortune. Curieux détail, l’Italie est le seul pays où Mario ne se soit pas fait entendre.

Le mot de Plaute me revient toujours :


Musice, Hercle, agitis ætatem !


Vie d’artiste et de musicien dont l’imprévoyance dépassa bientôt ce qui s’est produit de plus extraordinaire. Cet or qui lui coûtait si peu à gagner s’en allait au vent de ses caprices. Il avait la rage des collections : armes, tableaux, estampes et tapisseries qu’il payait des prix fous, pour les empiler en des résidences princières, partout semées à Paris, à Londres, à Florence. Rendons-lui, du moins, cette justice, c’était un véritable grand seigneur que ce ténor aventureux, un Albizzi, un Ruccellai des meilleurs temps. Celui-là, vous pouvez m’en croire, ne spéculait pas sur les terrains, celui-là n’était pas somptueux à frais réduits, il ne se disait pas : « Pourquoi Ruccellai dépenser de grosses sommes lorsqu’il y a moyen de se donner des airs de prince à bon marché ? pourquoi des originaux, pourquoi la réalité du chef-d’œuvre, qui coûte si cher, alors qu’il devient si commode de s’en payer l’illusion ? Pourquoi des tableaux et des estampes de maîtres quand on a sous la main la photographie et l’héliographie ? Pourquoi de l’argenterie quand le christofle et le ruolz s’offrent à vous par brassées ? Il faut être le duc d’Aumale pour commander des statues à Paul Dubois et des saint Hubert à Raudry ! » Eh bien ! non. Ce virtuose ne comprenait point cette façon bourgeoise de raisonner. S’il achetait un Michel-Ange, ce n’était point chez Barbedienne sous forme de réduction galvanoplastique et, comme le Philippe Strozzi qui commandait à Caparra les lanternes pour son palais, il voulait que chaque objet qu’on lui livrait fût un objet d’art, marqué du signe individuel, et non une