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le tapis les vieux portraits, d’où maintes allusions au conte de fée renouvelé de la Belle au bois dormant et dont Alfred de Musset parlait déjà de faire un poème dans le rythme de la Ballade à la lune, car les rimes se fourraient partout en cette bienheureuse époque où rien ne se faisait sans quelque ornement, où la conversation, n’importe en quel lieu, à quelle heure se renforçait de lectures de Dante et de Shakspeare. On était poète avant tout et le reste venait par surcroît ; poète, puis comédien, diplomate, ministre et même cardinal. J’en ai vu, dans ces matinées chez Candia, débuter ainsi plus d’un qui, de bonne foi, se croyait enfant de la muse et que plus tard la sainte église a consacré : ce grand flandrin de vicomte, par exemple, un des plus aimables hôtes du logis, mais d’un aplomb à déconcerter Ovide quand il nous décochait d’un air de byronisme triomphant tel vers fameux d’une de ses pièces :


Je suis né pour l’amour, les femmes me le prouvent.


Qui fût alors venu nous dire que ce gaillard-là réunirait un jour tout ce qu’il faut pour être évêque, on ne l’aurait pas cru, et cependant le fait s’est accompli ; peut-être n’y avait-il qu’un écart d’appréciation. Il était né pour l’amour, la chose n’admettait aucun doute : restait à savoir pour quel amour ? C’est en goûtant des deux qu’on se décide, tantôt sur les conseils de la vertu et tantôt sur l’avertissement de l’âge, ainsi qu’il en fut pour Pétrarque, lequel, après avoir été dans son printemps la fleur des libertins, devint sur le tard un parfait chanoine.

On se plaint de ce que, tout le monde aujourd’hui se ressemble ; cela tient à notre atmosphère de persiflage, qui tue en germe toute originalité cherchant à poindre. Des excentriques et des charlatans, nous en avons plus qu’il n’en faut, les personnalités intéressantes sont ce qui nous manque, Il y en avait nombre à cette heure et jusqu’à des gens qui savaient écouter en ayant eux-mêmes quelque chose à dire. Si chaude que fût la dispute, aucun mauvais ton ne s’y mêlait ; c’était comme un mariage de l’esprit remuant et révolutionnaire avec la politesse de cour, héritage encore récent de la restauration et ; qui bientôt devait s’évanouir sans laisser de trace. On se chamaillait, on se jetait à la tête Bonald et Diderot, Lamennais et Béranger, et tout finissait par un sonnet que nous débitait Ferrière. Nous l’avons revu plus tard, diplomate et ministre à Hanovre ; à ce moment, il se contentait d’être un bon jeune homme égaré du XVIIIe siècle dans le romantisme. Il avait du style de Voltaire et de Sterne la petite phrase concise et nette, et prenait au romantisme un certain goût de la couleur et des curiosités orientales que les traductions récentes de Garcin de Tassy l’aidaient à satisfaire.