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jour où la raison sociale de sa maison de commerce porte le double nom : Grandissime frères. On crie à la trahison, des insultes s’ensuivent et de sanglantes représailles.

Personne jusqu’ici n’a peint avec plus de force et d’éloquence que Cable la situation intolérable qu’avait dans l’ancienne société créole l’homme de couleur affranchi de fait, mais toujours esclave de par la volonté d’une caste hostile qui le tenait à l’écart et le méprisait. Malgré le prétendu privilège qui lui était accordé, il était peut-être plus à plaindre que le dernier des nègres, étant mieux doué pour comprendre son malheur et son humiliation. Le libertinage a présidé à sa naissance, et une éducation faussée lui fait considérer le crime dont il est sorti comme son principal mérite, comme un titre d’honneur. Il en est fier, tout en ayant l’occasion de souffrir à chaque heure de sa vie du stigmate qui le marque au front. Ni la fortune, ni les qualités intellectuelles, ni l’instruction la plus développée, ne le rendent l’égal de la caste à laquelle il appartient par son père ; il ressemble exactement aux frères légitimes qui le renient, mais l’œil d’un créole sait toujours discerner la tache funeste et jamais on ne l’oublie. Mieux vaudrait, dit Cable, être esclave marron dans les bois que se contenter d’une telle liberté. Pourtant, les hommes pour de l’argent, les femmes pour de l’amour, se sont longtemps réconciliés avec cet ordre de chose odieux dont la civilisation moderne n’a pas encore effacé dans nos colonies les dernières traces.

Notez que l’auteur des Grandissime n’idéalise nullement l’homme de couleur : rien des revendications philanthropiques d’une Case de l’oncle Tom. Il nous montre cette victime des préjugés avec ses violences où tout à coup l’Africain se révèle, avec ses faiblesses, ses vices, ses jalousies frénétiques. L’intérêt est d’autant plus excité chez le lecteur qu’il ne se trouve pas en présence d’un plaidoyer, mais bien d’un exposé de faits irréfutables expliqués par certaines nécessités sociales qui ont droit au respect, en admettant qu’il faille respecter quelque chose au monde plus que la justice, comme le dit dans son honnête indignation Joseph Frowenfeld.

Palmyre est un autre exemple de ce que peuvent devenir l’intelligence, la volonté, de fiers sentimens aux prises avec les fatalités qui résultent de l’esclavage. Livrée en mariage à un nègre, éprise d’un fol amour pour un blanc, elle est amenée par l’horreur que lui cause la mort tragique du premier, par le désespoir qu’elle éprouve des dédains du second, aux pratiques occultes des voudous. Sa véritable magie, c’est sa beauté, la force de son caractère, l’intensité d’une haine qui ne reculera pas devant le meurtre. Elle domine ceux-là mêmes qui professent pour elle le plus de mépris,