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sourire d’extase levé vers le ciel, il murmura d’une voix faible comme un souffle :

— En Afrique ! ..

C’était fini.


Palmyre s’est chargée du soin de la vengeance ; ayant reçu sa liberté, elle se fait une renommée de magicienne, elle devient célèbre, nous l’avons dit, par la puissance de ses philtres et la sagacité de ses divinations. En même temps, elle souffle le feu de la révolte chez tous ceux de sa caste et, en attendant le grand jour d’une revanche générale prise par l’esclave contre le maître, poursuit de sa haine personnelle avec un acharnement diabolique Agricola Fusilier. Celui-ci finira par tomber sous ses coups. Elle a dirigé le couteau qui frappe mortellement ce type par excellence du vieux créole pénétré de ses droits sur la race de Cham, sincèrement persuadé que la société a des pyramides à construire pour lesquelles il lui faut le bras des mercenaires, et que ces mercenaires, la nature a pris soin de les vêtir d’une peau noire pour qu’on pût les reconnaître sans s’y tromper. Agricola meurt fidèle aux convictions de toute sa vie, en pardonnant à ses ennemis, en abjurant ses haines, en unissant les mains de son neveu Honoré Grandissime et d’Aurore de Grapion ; il lègue à la postérité une Philippique véhémente qu’il a écrite contre la conduite du gouvernement de la Louisiane.

« C’est une grande œuvre, dit-il, sur un grand thème, je l’ai faite en une soirée… Le gouvernement yankee ne peut réussir, il vivra un an ou deux, pas davantage… La vérité triomphera… On verra se relever notre vieille Louisiane…

Il s’agite, balbutie encore quelques passages de son fameux chapitre sur l’absurdité de l’éducation des masses, comme s’il croyait haranguer une foule, et retombe en criant : « Vive la Louisiane ! » Ces mots sont ensuite gravés sur son tombeau.

Le caractère tout d’une pièce d’Agricola, le patriote invincible, est peut-être ce que la plume de Cable a rendu de plus intéressant et de plus vigoureux. Il est tracé avec le détachement et l’impartialité dont le peintre des mœurs créoles fait preuve non moins que son émule, Bret Harte, le peintre des mœurs californiennes. Quoique la mort de Bras-Coupé n’ait pu lui ouvrir les yeux, si peu que ce fût, sur l’atrocité de la traite des nègres, il est humain, il a besoin de croire, pour être heureux lui-même, que les noirs sont à la Nouvelle-Orléans le peuple le plus heureux qui existe sous le soleil et il réussit sans peine à se le persuader, grâce à cette impossibilité d’aller droit au fond des choses qui rend si difficile les rapports du créole avec l’Américain, doué de la qualité opposée.