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Excellence que votre cour ne me rend pas justice. Bien des gens savent combien j’ai été opposé aux résolutions que nous avons prises et que j’ai été en quelque façon obligé d’y consentir par des motifs pressais qu’on m’a allégués, et Votre Excellence est trop instruite de ce qui se passe, pour ne pas deviner aisément celui qui mit tout en œuvre pour déterminer le roi à entrer dans une ligne qui était si contraire à mes goûts et à mes principes. J’ai regretté souvent, monsieur, de n’être point à portée de m’en ouvrir avec Votre Excellence, parce que la connaissance que j’ai de son caractère et de ses lumières me faisait présumer qu’il eût été très possible de trouver des moyens de prévenir une guerre qui ne pouvait qu’opérer de grands malheurs et l’effusion du sang humain. Dieu ne l’a pas permis, et j’ose protester que c’est ce qui cause toute l’amertume de ma vie… Les grands maux ne sont pourtant pas toujours sans remède quand on est également disposé de tous côtés à les chercher. Il s’agit aujourd’hui d’arrêter du moins les suites funestes d’une guerre qui est prête à embraser toute l’Europe. Je ne puis qu’approuver tout ce que Votre Excellence a dit à M. le maréchal de Belle-Isle, et je conviens qu’il est juste que les propositions d’un accommodement soient proportionnées à la situation où se trouvent les puissances respectives. Mais vous êtes trop équitable aussi, monsieur, et vous connaissez trop l’incertitude des événemens pour ne pas convenir aussi que, quelques succès dont Dieu favorise quelqu’un, l’humanité, la religion, ni même la politique ne doivent pas porter à en abuser, ni même à en tirer tous les avantages dont on pourrait se flatter. Ce serait mettre des barrières insurmontables à une sincère réconciliation et laisser des semences d’une haine et d’une division éternelles[1]. »

Presqu’en même temps que cette déplorable épître, où l’on retrouve encore pourtant, sous la pauvreté du fond, quelque trace de la bonne grâce et du goût propres au style habituel du cardinal, une autre partait à l’adresse de Belle-Isle, dont la sécheresse hautaine n’avait plus rien de cette gentillesse si connue.

« Je ne puis vous dissimuler, monsieur, y était-il dit, l’étonnement où j’ai été d’apprendre que des gens connus pour vous être

  1. Fleury à Königseck, 11 juillet 1742. Cette pièce ayant été imprimée dans la Gazette de Hollande, comme on va le voir, est insérée à peu près dans tous les recueils historiques du temps, on peut en trouver en particulier le texte complet dans un appendice aux Mémoires de Luynes, t. IV, p. 321. C’est d’ailleurs évidemment cette lettre, postérieure de trois semaines a la défection prussienne, que les écrivains, notamment Michelet, ont confondue avec la prétendue épître adressée par Fleury a Vienne et que Frédéric aurait montrée à Belle-Isle dans une entrevue qui n’eut jamais lieu.