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où travaillaient des hommes et des femmes. Bras-Coupé avait vu ses sujets travailler quelquefois un peu, très peu, à vrai dire. Le commandeur lui tendit une pioche. Il l’examina silencieusement d’un air d’intérêt. Mais quand par signes on osa l’engager à s’en servir : « Quoi ? .. » Ce ne furent pas ses lèvres qui prononcèrent ce mot,.. qui pourra décrira l’expression féroce de ses yeux démesurément ouverts ? L’invitation du commandeur fit d’un ciel noir jaillir l’éclair. En une seconde et trop clairement il comprit qu’il était condamné à la dernière abjection, au travail.

Bras-Coupé mesurait plus de six pieds de haut. D’un coup rapide et irrésistible comme l’instinct qui l’avait dirigé, la pioche ouvrit la tête du commandeur. Ensuite, le prince nègre à bras tendus souleva l’un des esclaves, et, ayant imprimé trente-deux dents acérées dans ses jambes qui s’agitaient frénétiquement, le rejeta par terre comme un mauvais morceau. Après quoi encore il en lança un autre parmi les branches des saules voisins et fit sauter par-dessus sa tête une négresse dans le canal. Enfin, d’un bond il réclama sa liberté, mais pour tomber aussitôt à genoux frappé au front par la balle d’un pistolet. Le surveillant général, celui qu’on nomme le géreur, avait fait feu, et une tradition facétieuse veut que la balle, après avoir couru tout.autour du crâne, soit sortie là où elle était entrée, ne trouvant aucun moyen de percer cette tête de fer. Le fait est que Bras-Coupé guérit et que le géreur ne poussa pas plus loin sa punition. Les victimes de l’Africain n’étaient que des nègres. À quoi bon faire grand bruit de cette peccadille ? Quelques emplâtres remirent tout le monde sur pied, sauf le malheureux commandeur qui était mort.

De ce qui s’était passé don José sut peu de chose. Quand le géreur lui fit part en peu de mots de la mort d’un misérable subalterne, ce fut en rejetant tout le blâme sur celui qui n’était plus. Il ajouta, en terminant, qu’il fallait renoncer à châtier le meurtrier, lequel n’était pas de ces animaux que l’on fouette.

— Caramba ! et pourquoi ? ., s’écria le maître avec étonnement.

— Peut-être señor fera-t-il mieux de venir voir au quartier des esclaves, répondit le géreur.

C’était un grand sacrifice de dignité ; don José l’accomplit cependant.

— Qu’on m’amène Bras-Coupé !

On l’amena, les pieds, les poignets chargés de chaînes, un joug de fer au cou. Souvent le créole espagnol avait vu un taureau pointer ses cornes dans l’arène, l’œil étincelant, mais il lui sembla. être face à face plutôt avec un rhinocéros.

— Cet homme n’est pas du Congo, dit-il.