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projetée à l’Angleterre, la France, de son côté, s’engagerait à ne pas en entretenir l’empereur[1].

Les paroles de Stainville, jetées peut-être un peu au hasard, inspirèrent encore à Fleury une autre et bien plus triste pensée : ce fut d’essayer s’il pourrait fléchir la reine offensée, en dégageant lui-même sa responsabilité des fautes passées, pour en rejeter tout le tort sur les conseils et sur l’influence de Belle-Isle. Désaveu tardif, aussi peu habile que digne et qui, en révélant à l’altière princesse le secret d’une méprisable faiblesse, ne pouvait qu’encourager la hauteur de ses prétentions. Le dessein était d’autant moins généreux que le téméraire maréchal (auquel il aurait fallu savoir résister en face, en temps opportun), maintenant absent et malheureux, était accablé d’un de ces retours d’opinion publique par lesquels se signalent dans les jours d’épreuves, l’inconstance et l’ingratitude populaires. Ce n’est pas d’hier que les Français ont l’habitude de briser leurs idoles aussi rapidement qu’ils les élèvent. De la confiance enthousiaste qui s’attachait naguère au nom de Belle-Isle il ne restait de trace et de souvenir que dans le cœur de quelques amis. Partout ailleurs que chez ces rares fidèles, à la cour, dans les ministères, dans les lieux publics, c’était un récri universel ; les quolibets, les couplets satiriques pleuvaient contre le fou qui avait mené une armée française périr dans un pays perdu, contre la dupe qui s’était laissé jouer par Frédéric. Tous les recueils de chansons du temps ne sont pleins que de ces sanglantes épigrammes[2]. Déconcertés par cet assaut de reproches à moitié fondés et de plaisanteries cruelles, les partisans que Belle-Isle comptait encore s’y prenaient d’ailleurs assez maladroitement pour le défendre, car ils n’imaginaient rien de mieux que de se faire l’écho des mauvais propos de Frédéric et d’imputer la défection prussienne à la découverte de prétendues intrigues nouées par Fleury avec l’Autriche. Ce mode de justification, outre qu’il avait le tort de reposer sur une calomnie, avait aussi l’inconvénient de piquer au vif l’amour-propre d’un vieillard encore assez vivant pour se faire craindre.

Sous l’empire de ces motifs divers, moitié faiblesse et moitié dépit,

  1. Chambrier à Frédéric, l. c. — Robinson, ministre à Vienne, à lord Carteret, ministre des affaires étrangères d’Angleterre, 7 juillet 1747. (Correspondance de Vienne. Record Office de Londres.)
  2. Ces recueils de chansons, qu’on réimprime aujourd’hui, sont des documens dont on doit se servir avec une grande réserve, car ils sont aussi dépourvus (ce qui n’est pas peu dire) de valeur historique que de décence et de mérite poétique. En les prenant trop au sérieux, on s’expose à se faire l’écho de tous les scandaleux commérages auxquels on ne pouvait ajouter foi que dans un temps où aucune publicité n’existait pour les contrôler. La plupart des erreurs dont fourmillent les derniers volumes de Michelet sont dues à la confiance exagérée qu’il a prêtée à des témoignages de cette nature. Je cite ici, seulement pour mémoire, quelques-uns des meilleurs, ou plutôt des moins mauvais couplets faits alors à l’adresse de Belle-Isle.
    Fouquet, mon ami,
    Qui t’a fait si sage,
    D’avoir entrepris
    Un si grand voyage ?
    Tu finiras, ce dit-on,
    Comme a fini Phaéton.
    Le roi décore ce grand nom
    Du noble comte de Vernon
    Du premier rang de son état.
    Alléluia !
    Ce nouveau confrère de plus,
    Vous fait honneur, messieurs les ducs ;
    Il vous fallait ce Fouquet-là.
    Alléluia !
    Notre honnête homme de cardinal,
    Fleury, ministre sans égal,
    N’a qu’à partir après cela.
    Alléluia !
    On dit que notre ambassadeur
    Nous a fait un empereur.
    On dit que Son Excellence
    A laissé Sa Majesté
    Sans état et sans finances.
    C’est la pure vérité.