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coloration savoureuse, profonde, glauque, indéfinissable quoique franche, qui va en s’effaçant depuis le bleu vert des premiers plans jusqu’au ton atténué de l’horizon, les reflets plus vifs des rayons du soleil qui se jouent parmi les flots et en font vibrer les mille nuances, les franches intonations des personnages et des barques, l’exécution même, aussi large que délicate, tout enfin recommande à notre admiration cette belle toile comme un des chefs-d’œuvre de Claude[1].

Mais c’est en Angleterre surtout que le grand paysagiste nous montre ses productions les plus nombreuses et les plus remarquables. Bien, qu’on n’en compte pas moins d’une dizaine à la National Gallery, ce n’est cependant pas là qu’on trouverait les meilleures. Le Mariage d’Isaac et de Rébecca, qui reproduit presque identiquement le Moulin de la galerie Doria, a subi de graves détériorations, et, par suite d’un nettoyage peu discret, cette peinture est aujourd’hui dépouillée des transitions délicates que sans doute l’artiste y avait ménagées. Le modelé des arbres et des premiers plans s’accuse avec une sécheresse et une dureté extrêmes, et l’eau du lac qui occupe le centre du tableau ne semble juste ni de valeur ni de ton. Elle est d’un bleu uniforme et ne reflète pas le ciel. L’Embarquement de la reine de Saba, qui fait pendant à ce tableau, a été également peint en 1648, pour le duc de Buillon, — ainsi que l’écrit Claude, en tenant compte de la prononciation italienne plus que de l’orthographe, — mais il est de qualité bien supérieure et vaut presque notre Embarquement de Cléopâtre, dont il rappelle d’ailleurs la disposition. Un peu moins monté de ton, il a le même éclat, la même puissance de rayonnement, et la vivacité de la lumière y justifie bien le geste de ce personnage qui, placé au premier plan et le visage tourné vers le soleil, abrite ses yeux de sa main pour ne pas être aveuglé. Claude est mieux représenté encore dans certaines collections particulières, dans celle de la reine, par exemple, où l’Enlèvement d’Europe (n° 134 du catalogue de Buckingham-Palace) est une merveille de douceur et d’exquise conservation. Le bleu de la mer, chatoyant et velouté, y est travaillé avec un art infini, et l’on croirait entendre le faible bruissement des arbres placés au centre de la composition, dans lesquels la brise se joue amoureusement. Sans entrer dans le détail de tant d’autres ouvrages qui nous solliciteraient dans quelques-unes des collections anglaises, nous nous

  1. Les deux petits tableaux du Louvre : le Siège de la Rochelle et le Pas de Suze (n° 233 et 234 du catalogue), qui est signé et daté de 1651, sont, à notre connaissance, les seuls ouvrages que Claude ait peints pour représenter des faits historiques contemporains. L’un et l’autre ont appartenu au comte de Brienne, qui les lui avait commandés. Le catalogue de 1841 en attribuait les figures à Callot ; dans l’édition de 1850, elles sont attribuées à Courtois. Il y a, en effet, une impossibilité absolue à ce que Callot ait collaboré à ces deux tableaux peints en 1651, à cette date, il était mort depuis seize ans.