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devenu plus équitable sans être moins dédaigneux, a bien voulu convenir que les dispositions de Belle-Isle étaient bonnes, mais il lui reproche sérieusement de n’avoir pas dans sa marche assez ménagé ses troupes. C’était parler à l’aise ; il eût été plus commode, en effet, de s’y prendre comme il avait fait lui-même, de sauver son armée aux dépens de celle de ses alliés ; mais tout le monde n’a pas l’art de se ménager à temps ce genre de ressources[1]

Une appréciation plus juste devait être espérée de la France, car Belle-Isle, dépassant l’attente des uns, trompant les fâcheux pronostics des autres, n’avait fait qu’exécuter les ordres de son roi. Là aussi, la première impression, qui fut celle d’une surprise reconnaissante, fut la plus conforme à la vérité. Le vieux cardinal, se soulevant de la couche où il languissait, poussa un soupir de soulagement et murmura qu’on lui enlevait de la poitrine le poids de la colline de Montmartre[2]. Mais, après la nouvelle de la délivrance, vinrent les désolans détails, les lettres privées qui décrivaient l’étendue des sacrifices, la rigueur des souffrances et apprenaient à chacun la perte d’un parent ou d’un ami. Les partisans de Belle-Isle n’eurent point la délicatesse de ménager ces douleurs domestiques. Leur accent de triomphe, leur affectation de faire du maréchal le sauveur de la patrie, leur comparaison constante avec Xénophon et sa fameuse retraite, qui devint le thème de tous leurs entretiens, toutes ces vanteries imprudentes réveillèrent les haines assoupies et rendirent la parole à l’envie, un instant réduite au silence. Après tout, ne se fit-on pas faute de dire, qu’avait-il fait, ce grand général, sinon ramener lui-même, exténuée et meurtrie, l’armée qu’il avait conduite à sa ruine, et solder, Dieu sait à quel prix, le compte ouvert par les fautes de sa politique ? Tout ce qu’il avait souffert et bravé ne faisait que donner la mesure de son imprévoyance.

Ce fut dans le monde surtout des curieux et des nouvellistes qu’on se plut à rabaisser ainsi l’idole qu’on n’adorait plus. Là, les leçons d’indifférence politique données par Voltaire commençaient à profiter. On s’habituait à assister aux malheurs publics en spectateurs et en critiques, et dans les revers où l’orgueil national aurait eu trop à souffrir, la vanité prenait sa revanche en jugeant de haut et avec dédain les ministres et les généraux. C’est Voltaire lui-même qui, dans un morceau d’éloquence, écrit à peu près à cette époque, nous dépeint les Parisiens amollis, raisonnant des faits de guerre dans

  1. Robinson à Carteret, 26, 27, 31 décembre 1742. (Correspondance de Vienne. Record Office.) — Frédéric, Histoire de mon temps. — Chambrier à Frédéric, 5 janvier 1743. (Ministère des affaires étrangères.) — Blondel à Amelot, 26 décembre 1742. (Correspondance d’Allemagne.)
  2. Chambrier à Frédéric, 11 janvier 1743. (Ministère des affaires étrangères.)