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témoignage qu’il s’accordait à lui-même ! Quand les jours de la popularité sont passés, ceux de la justice se font longtemps attendre. Objet naguère d’une confiance exagérée et d’une admiration irréfléchie, Belle-Isle, cette fois, dans la seule occasion peut-être où il avait déployé toutes les qualités de son caractère, ne devait obtenir ni de ses concitoyens ni de ses adversaires le tribut d’estime qui lui était dû.

Au premier moment, à la vérité, la sensation fut grande, et Blondel, le résident de Francfort, pouvait écrire qu’on venait le féliciter de toutes parts comme d’une bataille gagnée. Le dépit de Marie-Thérèse fut aussi très vif, et elle le laissa éclater avec son entraînement de paroles accoutumé. Elle s’en prit à tout le monde, à Lobkowitz d’abord, qu’elle accusa (non peut-être sans raison) de n’avoir songé qu’à rentrer chez lui et à sauver son palais de Prague ; puis aux Anglais, dont elle incriminait la lenteur et qui, faute d’avoir tenu leur promesse, faisaient échouer, disait-elle, toute la campagne. Ses reproches furent même si piquans que Robinson, malgré son dévoûment, ne put s’empêcher de lui faire remarquer que le cabinet anglais lui en ferait peut-être à elle-même de pareils et de plus spécieux. N’était-il pas plus naturel de croire, en effet (et, de fait, ce fut le bruit qui se répandit en Angleterre), qu’elle aussi ne s’était souciée que de rentrer en possession de son royaume, et que Lobkowitz avait eu des ordres secrets pour fermer les yeux sur une évasion qui pouvait faciliter la conclusion d’une paix avantageuse ? Au bout de quelques jours cependant, de part et d’autre, la réflexion vint, les récriminations cessèrent, et l’on comprit qu’il valait mieux feindre le contentement quand même on ne l’éprouverait pas. Les pertes des Français n’étaient que trop réelles. Belle-Isle, en les estimant (comme il le fait dans ses dépêches) à mille ou onze cents hommes seulement, restait peut-être au-dessous de la réalité. Mais la rumeur publique, accrue par les faux rapports d’agens autrichiens, exagéra aussi le mal sans mesure. Il fut acquis bientôt dans toute l’Allemagne que les routes de Bohême étaient jonchées de cadavres, de chevaux morts, d’armes et de canons abandonnés, et que ce qui restait de troupes autour de Belle-Isle, ramassis de malades et de mourans, ressemblait plus à un hôpital qu’à une armée. Dès lors, le triomphe de l’Autriche était complet, puisque la Bohême était soumise et la principale force française anéantie. L’opinion que la prétendue retraite n’était qu’une fuite et même une déroute fut tellement accréditée que Frédéric crut devoir en faire malicieusement ses complimens de condoléance à Valori, qui, faute de nouvelles précises, n’y put opposer qu’un démenti assez vague. Plus tard, à la vérité, dans ses Mémoires, le grand homme,