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touchantes, c’est de ne pouvoir suffire à la tâche dans l’état de misère d’une constitution épuisée.

Après avoir discuté assez longuement, dans toutes les hypothèses, les chances de salut que pouvait fournir encore une diversion tentée sur le Danube, il envisage en face l’extrémité où il ne resterait plus d’autre alternative qu’une sortie à tout hasard ou la prolongation d’un siège dont l’issue serait fatale, et, tout aussi résolument que les ministres, il repousse avec dégoût le dernier parti : « Celui-là, dit-il, serait accompagné de tant de calamités et de circonstances dures et fâcheuses, terminées par la perte de l’armée, et une fin aussi honteuse qu’humiliante, que je ne puis l’envisager qu’avec horreur, et, à mon sens, il n’y a pas à balancer à tenter l’autre : et comme la perte et la destruction de l’armée est évidente dans le premier cas, il est infiniment plus honorable pour le chef, et plus glorieux pour la nation et les armes du roi, de combattre et de périr plutôt les armes à la main, d’autant que, de cette manière, on ne périt pas seul, on se fait acheter cher à l’ennemi, dont on se fait également craindre et respecter ; on peut même raisonnablement se flatter que, si on ne sauve pas tout, il y en aura du moins une partie… Ce sont presque toujours les partis audacieux qui réussissent. Mais, plus je suis décidé pour cette démarche,.. plus je sens en même temps toute l’étendue de tout ce qu’il faut que fasse le chef d’une pareille entreprise, pour laquelle la force et la vigueur du corps doivent égaler celle de l’esprit, surtout dans la rigoureuse saison où on va entrer, et autant j’oserais répondre raisonnablement de faire, si j’étais en état d’agir, comme j’ai fait à la guerre toute ma vie, autant je suis presque assuré du contraire, ne pouvant être transporté de mon lit et de ma chambre que dans une voiture… Je crois qu’il s’agirait de ma vie, que je ne pourrais me tenir un quart d’heure à cheval… Je serais criminel au premier chef de penser et de parler autrement, parce qu’il est impossible de faire exécuter de pareilles manœuvres par d’autres que par soi-même. Ce sont ces réflexions qui aggravent encore mon mal, par la vive douleur que je ressens de manquer une occasion telle que j’en ai désiré toute ma vie et que j’achèterais de tout ce que j’ai de plus cher au monde. Mais je tromperais le roi, et je me tromperais moi-même de m’en charger, ayant la certitude de ne la pouvoir remplir[1]. »

Les excuses patriotiques de Belle-Isle ne pouvaient arriver à temps (il s’en doutait peut-être) pour le décharger d’une tâche qu’au fond de l’âme il n’avait aucune envie de décliner ; et Broglie non plus

  1. Belle-Isle à Breteuil, 25, 29, 31 octobre 1742. (Correspondances diverses. Ministère de la guerre.)