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confiance dans l’obéissance empressée que l’ordre du roi devait rencontrer : « Il n’y a pas de paix à espérer en ce moment, lui disait-il ; si au moment où M. le maréchal de Maillebois paraissait près de se rendre à Prague, l’orgueil autrichien n’a pu plier, que pourrions-nous espérer aujourd’hui d’une nouvelle démarche qui ne ferait que montrer plus vivement notre inquiétude ? La cour de Vienne est plus animée que jamais contre la France, et les rescrits qui en émanent ne respirent que vengeance… Si nous abandonnions la partie, on verrait bientôt tous les ennemis de la France se réunir pour l’accabler, au lieu que, si on nous voit soutenir avec courage notre situation présente et redoubler de vigueur pour réparer nos fautes et nos malheurs, il y a toute apparence que, pendant cet hiver, nous pourrons prendre des voies de conciliation. Mais, sans attendre ce que nous pouvons nous promettre de la diversion sur le Danube et des progrès que nous pourrions faire en Autriche, votre principal objet doit être de ramener en France, plus tôt que plus tard, l’armée de Prague… Je sais qu’il ne faut pas moins que vous pour une pareille manœuvre, mais je ne la crois pas impossible quand vous la conduisez. Si l’affaire était moins importante, l’état de votre santé aurait déterminé M. le cardinal à vous donner le congé que vous demandez. Mais quand on vous l’aurait accordé, vous n’en auriez pas usé. Personne ne peut vous remplacer dans une besogne aussi difficile et qui demande autant de sagacité et autant de détail, s’agissant du salut de la France et d’épargner une honte et une ignominie éternelle aux armes du roi ; et vous êtes trop bon citoyen pour ne pas donner dans cette occasion une marque aussi essentielle de votre zèle à toute épreuve pour son service. Tous avez la confiance et l’amour des troupes qui sont actuellement sous vos ordres ; il n’y a pas un officier qui ne s’empresse de vous soulager et de vous seconder ; aucun autre ne pourrait se flatter d’un pareil avantage. Ne doutez jamais de mon parfait attachement[1]. »

La réponse de Belle-Isle fut digne de ce qu’on attendait de lui. L’ordre du roi lui fut apporté par le maréchal de Broglie lui-même, qui le trouva au lit, où la fièvre et le rhumatisme le retenaient depuis plusieurs jours. Il y répondit le jour même, bien qu’ayant peine à se tenir sur son séant, et, ni dans cette lettre ni dans deux autres qui la suivirent de près, on ne saisirait soit un reproche, soit une plainte ; nul désir de se soustraire au fardeau ou au péril ; au contraire, une sorte d’impatience frémissante de les affronter. La seule crainte exprimée avec un accent de sincérité et de douleur

  1. Amelot à Belle-Isle, 7 novembre 1742. (Correspondance de Belle-Isle avec divers. Ministère des affaires étrangères.)