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On craignait évidemment, en l’acceptant elle-même, de paraître accepter aussi ce qu’il y a de sensualisme ou de matérialisme apparent dans cette doctrine du beau spécifique. Nouvel exemple, après tant d’autres, de l’inconvénient qu’il y a de mêler ou de confondre les questions ! Matérialisme ou spiritualisme, c’est un problème de métaphysique, ce n’est pas une question d’esthétique. Et, quant à la doctrine da beau spécifique, M. Sully Prudhomme montre fort ingénieusement que bien loin de réduire l’art à n’être plus qu’une source de jouissances matérielles, elle est au contraire le fondement et le support de la plus exacte conception que l’on se puisse former de l’idéal dans l’art. Si vous placez, en effet, deux musiciens en présence d’une même situation à traiter, ou deux peintres en face d’un même modèle à reproduire, vous êtes parfaitement assuré par avance que leur œuvre à chacun différera d’autant plus de celle de l’autre qu’ils seront l’un et l’autre mieux doués pour leur art, et qu’ils en posséderont, par conséquent, un sens plus complet, plus étendu, plus profond. Entre Raphaël et Titien, appelés à peindre la même Assomption, la différence sera bien autrement grande qu’entre Pater et Lancret, appelés à peindre la même Fête galante. La quantité dont chacun d’eux s’écartera du modèle qu’il a eu sous les yeux, voilà la mesure de son idéal personnel ; mais comme il s’en écartera d’autant plus que le modèle aura plus vivement éveillé ses puissances de peintre, voilà l’idéal rétabli dans ses droits ; l’idéal, c’est-à-dire quelque chose d’ultérieur à la nature, et de plus achevé en son genre ou de plus énergiquement caractérisé qu’elle-même. L’idéal se dégage ainsi sans effort de la nécessité qui s’impose à l’artiste digne de ce nom de « persévérer dans son être, » comme disent les philosophes, ou, comme disent les critiques, « d’aller au bout de son tempérament. » En poursuivant sa propre perfection (que, détermine la nature de ses aptitudes), l’artiste rencontre son idéal ; et cet idéal est d’autant plus élevé que ses aptitudes naturelles (plus puissantes ou plus rares) sont mieux appropriées à la perfection de son art.

Faisons un pas de plus maintenant. Nous n’avons jusqu’ici considéré les perceptions de la forme, de la couleur, du son que comme affectives, c’est-à-dire comme capables de plaire ou de déplaire à l’artiste et de contrarier ou d’aider le développement de sa personnalité. Mais elles sont en outre, pour lui comme pour les autres hommes, ce que l’on appelle représentatives. Sources de plaisir ou de souffrance d’abord, elles sont aussi sources d’instruction. Elles révèlent l’homme à lui-même, et les objets du monde extérieur à l’homme. Nulle couleur, on le sait, n’est perçue que sous l’espèce d’un objet coloré, nul son que sous l’espèce d’un objet vibrant. Enfin, comme la condition de notre intelligence est telle que ce qui serait absolument incomparable nous serait absolument incompréhensible, la connaissance elle seule