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dans l’armée allemande, que tout le monde y apprend également à obéir et à raisonner. Mais nous nous souvenons que M. de Moltke disait naguère : « Nous ne savons pas encore ce que nous valons, car nous n’avons jamais été malheureux. » S’il est vrai que, comme le dit Darwin, la discipline soit le résultat de la confiance qu’a le soldat dans ses camarades et dans ses chefs, la défaite et ses effaremens la mettent à de dangereuses épreuves. Le malheur se défie de tout le monde, et il ne faut pas lui demander non plus de prendre de courageuses initiatives ; il est hors d’état de répondre de soi et des autres, il sent la terre lui manquer sous les pieds, il ne croit plus à rien qu’aux trahisons de la fortune et des hommes. Au surplus, M. von der Goltz ne se dissimule pas que, si les vertus militaires nous sont plus indispensables que jamais, l’esprit de notre siècle, nos habitudes sociales, le laisser-aller de nos mœurs, le désordre de nos idées, sont peu propres à les développer. Aussi ne craint-il pas de prédire qu’un jour viendra où notre système militaire et nos millions de soldats seront bons à mettre au rebut, que tôt ou tard on verra surgir un nouvel Alexandre, qui, avec une petite troupe d’hommes bien armés et bien exercés, chassera devant lui comme de vils troupeaux nos énormes armées, recrutées désormais parmi des bourgeois ne demandant que paix et aise et qui ne seront plus que des Chinois d’Europe.

En attendant cette révolution et aussi longtemps que l’Europe conservera le service universel et obligatoire, il sera toujours plus difficile de faire la guerre avec art ; le nombre et la discipline des soldats seront un plus sûr garant du succès que le génie des chefs d’armée, et un bon général ordinaire se fera fort de battre le plus habile homme du monde s’il a sur lui l’avantage de commander à des troupes plus solides et mieux exercées. Il en résulte qu’en matière militaire, la politique acquerra plus d’importance que la stratégie. C’est le peuple le mieux administré qui aura le plus de chances de se tirer heureusement de ses démêlés avec ses voisins, et désormais les généraux eux-mêmes auront moins de part à la victoire que les gouvernemens. C’est aux gouvernemens, en effet, que revient le soin de préparer la guerre en maintenant l’esprit militaire dans la nation, en lui donnant le goût de l’ordre et de la règle, en protégeant la discipline contre les propagandes anarchistes. Il leur appartient aussi d’assurer à leurs soldats l’avantage de la supériorité du nombre par des traités d’alliance. La victoire étant promise à celui des deux adversaires qui mobilise le plus rapidement ses forces et se met en état de frapper, dès l’ouverture des hostilités, un grand coup décisif, il importe qu’un gouvernement ait assez de liberté d’esprit et d’autorité pour déclarer la guerre en temps opportun et pour la faire agréer au pays. N’oublions pas en outre que jamais il ne fallut tant d’argent pour suffire aux frais de la moindre