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ne pas se porter de coups trop rudes, à ne pas se désarçonner l’un l’autre ou se blesser mortellement ; car, en se mettant hors de combat, ils risqueraient de n’avoir travaillé qu’au profit d’un ennemi commun, au profit de la démocratie niveleuse qui les guette tous deux. Et ce n’est pas la seule raison qui leur défende de se presser trop vivement l’un l’autre. Autour de la lice où ils combattent sont rangés des spectateurs dont ils ne sauraient oublier la présence ni dédaigner l’opinion. Ils ont pour témoins les gouvernemens, les monarchies européennes qui les engagent à déposer les armes et à se donner la main ; qui, si elles ne peuvent les réconcilier, sauront leur persuader de se maintenir en certaines bornes. Cela est surtout vrai de la royauté italienne ; dans sa querelle avec le pape, elle doit craindre de froisser et ses sujets catholiques et les puissances étrangères, devant lesquelles l’Italie est responsable de la liberté pontificale. En voulant frapper le saint-siège, elle risquerait de se blesser gravement elle-même. Aussi peut-on voir, dans ce singulier duel, les deux adversaires se ménager à dessein, faire réciproquement acte de courtoisie, se contenter souvent de joutes innocentes, ou se tenir tous deux d’accord sur la défensive, en venir même à s’entendre sur tel ou tel point ou à conclure des trêves plus ou moins longues, sans arriver à une véritable réconciliation, à une véritable paix.

En tout autre pays, en toute autre ville, un pareil conflit aurait peine à durer des années sans s’envenimer et en venir aux dernières extrémités. Il faut être à Rome, la cité des contrastes, où partout les monumens du paganisme touchent les monumens du christianisme ; à Rome, où deux ou trois civilisations se confondent ou se superposent, pour que le pape et le roi puissent sans trouble tenir à quelque distance leurs cours rivales. Il faut pour cela être en Italie, chez le peuple le plus souple et le plus fin, le plus politique, et, d’un côté comme de l’autre, le moins fanatique de l’Europe ; chez un peuple habitué de longue date à résister à la papauté en s’agenouillant devant elle. Au sud des Alpes, on sait toujours plier les principes aux faits. C’est en de pareilles difficultés, grâce à d’apparentes inconséquences, que triomphe le caractère italien ; c’est dans ces situations, pour d’autres inextricables, que les compatriotes de Machiavel montrent le plus de ressources.

Et maintenant comment tout cela finira-t-il ? Quelle sera la solution définitive ? nous demandera quelque naïf lecteur. Oiseuse et naïve demande, en effet, comme si tous les problèmes politiques devaient fatalement aboutir à une solution ! Loin de là, en politique de même qu’en philosophie, il y a nombre de questions qui ne sont jamais définitivement tranchées ; qui sont inhérentes à