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La paternité de Spinola n’est que toute physique et accidentelle : en effet ! Elle est criminelle et outrageuse : d’accord ! Si elle n’était de cette espèce, Severo ne pourrait songer à tuer son père, et celui-ci ne pourrait périr à la fin. M. Coppée ne s’est pas trompé sur la qualité de ce lien qui unit ses deux héros : la preuve, c’est qu’il pense à le faire rompre et le fait rompre en effet.

Mais donna Pia doit haïr Barnabo ! Elle est une Italienne, et une Italienne du XVe siècle ! — Hé ! qui donc va là contre ? Si donna Pia n’avait que des sentimens amicaux pour le père de son fils, j’imagine que, même à la fin, elle ne lui enfoncerait pas un couteau dans la poitrine ; elle ne se résoudrait pas, même après trois actes, à ce meurtre, si elle était une Française d’époque tempérée, une marquise de la cour de Louis XV ou une bourgeoise du règne de Louis-Philippe. Étant du siècle et du pays dont elle est, elle pourrait être plus féroce ; elle pourrait se taire ou crier : « Tue ! » sans que l’histoire protestât ; nous y consentons. L’histoire, cependant, peut-elle se fâcher contre ce caractère ? Défend-elle d’admettre qu’une Pisane, en 1494, ait pu s’émouvoir en apprenant que son fils allait frapper à mort l’homme dont il était né ? Non, assurément : l’un et l’autre caractère de femme, l’atroce et le sensible, même à cette époque, même en ce pays, sont vraisemblables : et, s’ils le sont, qui peut contester que le second ne soit plus tragique ? Un personnage déchiré par des sentimens contraires et qui d’ailleurs s’oppose aux sentimens d’un autre, excitera chez le spectateur plus d’émotion qu’un personnage qui se porterait tout d’une pièce dans le même sens que l’autre, si bien que les deux ensemble, du premier geste, toucheraient le but.

D’autre part, Severo, en apprenant de quel outrage il est né, sent bien redoubler son horreur pour le tyran ; un peu plus tard, lorsqu’il sait que Barnabo le connaît pour son fils, il déclare lui-même que sa haine s’en augmente. Un tel coup cependant ne peut-il pas faire chanceler même un Pisan du XVe siècle ? Tout en exaspérant son âme, ne peut-il pas faire hésiter son bras, et la colère du héros ne s’irritera-t-elle pas encore, pour le plus beau profit du drame, de cette gêne qu’elle ressent à se manifester par un acte ? C’est, en effet, ce qui arrive ; Severo ne s’attendrit pas niaisement sur ce père imprévu ; mais comment ne serait-il pas embarrassé de le frapper ? La paternité du corps a besoin, pour mériter la piété filiale, d’être continuée et consacrée par la paternité de l’âme : si elle demeure seule, pourtant, n’est-elle pas déjà quelque chose ? Si elle ne compte pour rien, combien de pères, même dans le mariage, ne seront pas reconnus comme pères par leurs fils ! Ils se sont donné le plaisir d’engendrer des petits, et n’ont pas pris la peine de former des hommes : ils n’auront pas le droit, si leur enfant les menace, de l’arrêter par le mot de