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c’est par lui que jure ce petit orfèvre gibelin qui, tout à l’heure, quand Spinola, escorté de sa maîtresse, la belle courtisane Portia, viendra lui acheter des bijoux et des armes, répondra si fièrement que rien n’est à vendre dans sa boutique.

Le voici lui-même, le Severo, avec son père, et chacune des paroles qu’ils échangent ne peut qu’entretenir dans l’âme du jeune homme le feu de sa seule idée. Gian-Battista est sorti de son palais, à la prière de son fils, pour faire quelques pas au soleil; il a hâte d’y rentrer et n’en passera plus le seuil tant que Pise ne sera pas libre; il a trop grande pitié de cette ville écrasée par tant de misères et trop grande honte de lui-même dans ces rues qui naguère l’ont vu revenir vivant du supplice. La porte du palais se referme sur le vieillard; Severo va prier dans la chapelle voisine. Il reparaît; une femme du peuple le prie d’embrasser son enfant; un proscrit, avant de se mettre en route, vient baiser sa main; il donne sa chaîne d’or pour récompense au petit orfèvre Sandrino. Enfin les jeunes gens qui, tout à l’heure, le nommaient, l’abordent et l’interrogent; il se déclare prêt à frapper quand l’heure favorable aura sonné. « Elle sonne! » s’écrie l’un d’eux, qui arrive de voyage; le roi de France, Charles VIII, passe les Alpes et va tomber sur Florence. Severo, à cette nouvelle, tressaille; à peine s’il tourne la tête et salue la belle Portia, qui vient quêter de lui un remercîment pour avoir sauvé Sandrino de la colère de Spinola : voué à son idée, Severo est chaste. D’ailleurs elle le saisit, maintenant, cette idée maîtresse, et lui commande d’agir; rien, à présent, ne le saurait distraire de sa tâche. Il propose à ses compagnons de s’engager par un serment : il frappera le premier; s’il échoue et succombe, chacun, à son tour, ramassera le poignard. Quel serment, pour la garantie d’un tel acte, serait trop solennel? Justement fra Paolo, bon citoyen de Pise et détestant les guelfes, gravit les marches de la chapelle, le viatique dans les mains. Severo l’arrête : les quatre jeunes gens jurent sur l’hostie.

Dès ce premier acte, se révèlent à plein le dramaturge et le poète. N’est-il pas « homme de théâtre » pour employer le jargon à la mode, celui qui trouve cette série de scènes d’une ordonnance shakspearienne, où les personnages se succèdent sans que les sortans prennent la peine d’accueillir les entrans et d’échanger avec eux le mot de passe, où le spectateur sent néanmoins une suite et un progrès, où le terrain du drame se déroule aussi uniment que dans une exposition classique? Mais il fallait un poète pour animer chacune de ces scènes, et toutes ensemble, de la vie particulière d’un temps et d’un pays; assurément, ces personnages respirent et se meuvent, et ne respirent pas dans un autre siècle que le XVe, ni ne se meuvent sur un autre sol que l’italien. Par le caractère et par la couleur, observés avec plus de sobriété, plus d’honnêteté, plus de justesse que dans