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il découvre que ce tyran est son père ; il hésite à le tuer ; il s’y décide : voilà ou peu s’en faut, en deux lignes, tout Severo Torelli. Je défie qu’on réduise en un pareil argument les Burgraves, dont quelques-uns, à propos de cette nouveauté, ont évoqué le souvenir, Racine, que l’amas de « matière » des Burgraves eût proprement assommé, tenait que c’est assez « d’attacher durant cinq actes les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentimens et de l’élégance de l’expression : » selon ces principes, l’auteur de Bérénice n’eût pas méprisé Severo Torelli.

Jurer de tuer un tyran, hésiter à le tuer et s’y décider, est une action simple ; encore faut-il que le temps et le lieu y soient propices : quel pays et quelle époque y conviendront mieux que l’Italie et la fin du XVe siècle ? Aussi bien, à Pise, en 1494, on ne niera pas que les passions ne puissent être violentes. Si le héros, avant de savoir que le tyran est son père, s’est engagé à le tuer par un serment religieux, s’il est placé entre le parricide et le sacrilège, s’il a horreur de l’un presque autant que de l’autre, ses sentimens seront beaux. Pour l’élégance de l’expression, M. Coppée, sans forfanterie, peut prendre confiance en lui-même : que tels soient donc le cadre et le sujet de son drame, et qu’il commence de l’exposer.

Depuis quatre-vingt-dix ans, Pise gémit sous le joug de Florence, et, depuis vingt ans, ce joug est maintenu sur elle par un gouverneur féroce, l’ancien condottiere Barnabo Spinola. Naguère, pour son avènement, Spinola voulut donner au bourreau trois des premiers parmi les citoyens qui se souvenaient de la liberté. Deux têtes avaient déjà roulé sur la place ; c’était le tour de Gian-Battista Torelli, le plus pur parmi les plus nobles ; tout à coup le tyran leva la main : « Je fais grâce ! » dit-il. Satiété, peur d’une émeute, quelle fut la cause de cette clémence, on l’ignore. Mais, de l’échafaud même, s’adressant au gouverneur monté sur son cheval, Torelli déclara qu’il n’acceptait pas sans le rendre ce bienfait infamant d’une grâce ; il annonça qu’il désarmait contre l’oppresseur, mais que son serment n’engageait que lui : « S’il me naît un fils, tyran, prends garde à toi ! « Depuis ce mécompte, Spinola n’a plus eu de pitié. Exactions, proscriptions, supplices, voilà ses moyens de gouvernement ordinaire ; la terreur règne longuement sur la ville. Cependant, comme si le ciel avait écouté Gian-Battista, quelques mois après ce jour fameux, un fils lui est né. Severo a grandi dans l’idée qu’il accomplirait la menace de son père ; tout le peuple de Pise le croit avec lui ; ce jeune homme est marqué par le ciel et destiné au tyrannicide. C’est de lui que parlent ces adolescens qui s’arrêtent sur le Lungarno et nous apprennent toute cette vieille histoire ; c’est en lui qu’espère cette pauvre femme, dont le barigel traîne le mari en prison, parce qu’il n’a pu payer un impôt trop lourd ;