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qu’il soit nécessaire que plusieurs hommes de talent aient traité cette donnée, cette situation, ce sentiment comme il ne fallait pas, pour que le génie réussisse à les traiter enfin comme il faut. Il n’est guère de chef-d’œuvre qui ne procède, en y regardant bien, d’un original à demi manqué, et, réciproquement, l’imitation d’un chef-d’œuvre est presque immanquablement une œuvre de la dernière médiocrité. « S’il est vrai, a dit Grimm, que les romans de Marivaux ont été les modèles des romans de Richardson et de Fielding, on peut dire que, pour la première fois, un mauvais original a fait faire des copies admirables. » Grimm se trompe, comme souvent, et, comme toujours, avec l’aplomb de l’homme dont les opinions ne cherchent pas la sanction du jugement public. Que de sottises il est permis de dire impunément dans une Correspondance secrète !

Mais il n’est pas vrai, d’abord, que Marianne et le Paysan parvenu soient de si « mauvais » originaux, il s’en faut seulement que ce soient des chefs-d’œuvre; et il n’est pas vrai, non plus, que Paméla tout au moins ou Joseph Andrews soient de si « admirables » copies, ce ne sont que des œuvres très remarquables. Et puis, il est si peu rare que des originaux médiocres, ou même mauvais, « fassent faire » d’admirables copies que c’est justement-là ce que les philosophes appelleraient « la raison suffisante » des originaux mauvais ou médiocres. En faut-il ici des exemples? La chronique d’Hollinshed ou de Saxo Grammaticus, l’Aman d’Antoine de Monchrestien, la Véridique Histoire du docteur Faust, » mauvais ou médiocres originaux; » Hamlet ou Macbeth, Esther, le Faust de Goethe, « admirables copies! » La Verdad sospechosa de Ruis de Alarcon, la Précaution inutile de Scarron, le Chevalier joueur de Dufresny : « mauvais ou médiocres originaux; » le Menteur, l’École des femmes, le Joueur : « admirables copies ! » Le Marcos de Obregon de Vincent Espinel, le Voyage dans la lune de Cyrano de Bergerac, la Marianne elle-même de Marivaux : mauvais ou médiocres originaux ; Gil Blas, les Voyages de Gulliver et Paméla, puisque Grimm y tient, « admirables copies! » Inversement, ce sont les originaux admirables qui font faire les mauvaises ou médiocres copies. Othello, drame admirable; Zaïre, copie médiocre! Tartufe, admirable original ; la Mère coupable, mauvaise copie ! Les Confessions, livre admirable; la Vie de Monsieur Nicolas, copie honteuse et détestable. Il en eût bien pris à Marivaux, tout particulièrement, de ne pas vouloir tirer de l’original de l’École des femmes sa copie de l’École des mères, et de l’original du Misanthrope sa copie des Sincères. Bien loin donc, comme le pense Grimm, qu’il y ait rien d’extraordinaire à voir d’un médiocre original sortir une admirable copie, c’est au contraire l’une des lois de l’histoire de l’art les mieux établies qu’il y ait. Plus admirables, pour parler