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n’appartient ni à Le Sage ni à Marivaux. — Pareillement, on avait pu reprocher à Gil Blas la faiblesse ou le décousu de la composition; on put en blâmer l’absence dans Marianne. Si Gil Blas, et par deux fois, s’était trouvé, comme l’on sait, en grand danger de n’être pas fini, Marivaux ne paraît pas seulement s’être embarrassé d’achever Marianne. On n’ignore pas d’ailleurs la place qu’y tiennent les épisodes, et que de trois ou quatre histoires qu’il y a successivement introduites Marivaux n’en a terminé qu’une. Étant de ceux qui regrettent que le roman de Le Sage ne soit pas mieux composé, nous sommes de ceux qui voudrions que le roman de Marivaux eût un semblant au moins de dénoûment : n’eût-il pas pu tuer quelqu’un ou l’enterrer? Nous ajouterons seulement que, de leur temps, au témoignage de Voltaire, le roman n’étant guère considéré que comme « la production d’un esprit faible, écrivant avec facilité des choses indignes d’être lues par les esprits solides, » sa frivolité même et l’air de dédain dont il était jugé le dérobaient, pour ainsi dire, à l’ordinaire sévérité des lois de la composition. La perfection propre d’un genre dépend pour une grande part de ce que l’opinion du temps y réclame de qualités essentielles, tout de même que la perfection relative d’une espèce dépend étroitement de sa convenance avec le milieu dans lequel elle vit. Le Sage et Marivaux ont pu se croire dispensés de mettre dans le roman un effort qu’autour d’eux l’on n’y exigeait point, — Pareillement encore, on avait pu reprocher à Gil Blas la bassesse de quelques épisodes et le manque d’élévation morale; on put reprocher à Marianne le langage de Mme Dutour et au Paysan parvenu la grossièreté de Mme d’Alain. C’est sans doute que Le Sage, avec tout son esprit et toute sa verve, manquait lui-même un peu de délicatesse, et c’est sans doute que Marivaux, par-dessous toute sa préciosité, ne laissait pas, comme on l’a vu, d’avoir un fonds de vulgarité. Mais c’est peut-être aussi que le roman n’avait pas conquis le droit de s’occuper d’une petite lingère et d’une maîtresse d’hôtel, ou, si l’on aime mieux, le droit d’égaler la diversité de ses peintures à la diversité des manifestations de la vie. Combien de gens encore aujourd’hui, dans notre siècle démocratique, s’étonnent de bonne foi que le romancier prétende nous intéresser à de certains héros, ou nous arrêter sur de certains détails, plus ou moins justement réputés vulgaires, grossiers et bas? La plupart des reproches que l’on peut faire au roman de Marivaux s’expliqueraient ainsi l’un après l’autre, et en s’expliquant s’atténueraient, étant de l’époque encore plus que de l’homme. On ne saurait, en effet, en vouloir mortellement à quelqu’un pour avoir manqué de génie; et c’est de génie, tout simplement que Marivaux eût eu besoin pour porter, aux environs de 1725, le roman du XVIIIe siècle à sa perfection.