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été composé que pour joindre l’exemple au précepte et montrer à Crébillon comment se traite à peu près décemment la licence. Mais c’est toujours la licence; et c’est pourquoi nous maintenons ce point : dans l’histoire du roman français, Marianne et le Paysan parvenu sont les premières œuvres du genre galant et licencieux. C’est ce qu’il ne faut pas oublier quand, comme parfois, on compare Marivaux à Le Sage ou, plus exactement, le Paysan parvenu à Gil Blas. La manière franche et libre de Le Sage, pour ne pas dire un peu crue, peut bien effaroucher de loin en loin les oreilles délicates; mais si celle de Marivaux, entortillée, précieuse, et cauteleuse les épargne, c’est aux dépens de la vraie pudeur et de la saine nature.

La mémoire de Marivaux ne saurait s’offenser de la comparaison, puisqu’il l’a lui-même provoquée. Je la pousserai donc à bout pour bien montrer ce qu’il y a sinon d’absolument immoral, tout au moins de peu moral dans le roman de Marivaux. Or, ce n’en est rien moins que la conception fondamentale, la façon même de prendre et de comprendre la vie; et, sous ce rapport encore, Marianne ne diffère pas tant du Paysan parvenu. Si l’on peut, en effet, reprocher au seigneur Gil Blas, comme nous l’avons déjà dit, bien des friponneries un peu fortes, et si l’on n’oserait assurément le proposer à personne comme un modèle d’honneur, de probité, de conduite seulement, il n’en demeure pas moins vrai que sa fortune finale est l’œuvre de son industrie, c’est-à-dire, après tout, de son intelligence, de son activité, de son courage même. Mais dans l’œuvre de Marivaux, hommes et femmes, tous, tant qu’ils sont, tous leurs succès et toute leur fortune, c’est toujours uniquement à leur figure qu’ils les doivent. Passe encore pour Marianne; quoique l’on puisse dire, à notre avis, qu’elle aide un peu trop sa figure, et qu’elle ne s’en sert pas toujours très catholiquement. Marianne a pour elle cette excuse qu’il en allait dans ce temps-là comme dans le nôtre. Et, de fait, à moins que le monde quelque jour ne change de face, tant qu’il restera vrai que c’est le mariage qui classe la femme, il sera naturel, légitime et nécessaire que le mariage, par tout pays, soit la principale affaire et la constante préoccupation de la femme. Ad augusta per augusta ; il faut d’abord atteindre le but. On n’en aimerait pas moins voir la Marianne de Marivaux faire concourir à ses fins quelques autres moyens ou quelques autres prestiges que celui de son minois, de sa parure et de sa coquetterie. A plus forte raison, les hommes. Cependant, il ne semble pas que Marivaux connaisse pour eux d’autre voie de parvenir, et, sous ce rapport, nous ne pouvons guère lire qu’avec embarras, presque avec dégoût, son Paysan parvenu.

Figurez-vous donc un beau gars d’une vingtaine d’années, débarquant