Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/870

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’art particulier de Marivaux. Dans la ressemblance, il excelle à discerner la différence, et dans ce qui est de l’humanité tout entière à nous montrer ce qui est de l’individu. Ceci est remarquable, parce qu’il sait ce qu’il fait. Ce n’est pas d’instinct et de pratique seulement, c’est dans son principe aussi qu’il connaît cet art difficile de l’observation morale. Il s’est représenté lui-même, dans la première feuille du Spectateur, descendant l’escalier de la Comédie, lentement, en compagnie d’une vieille dame de ses amies : « Pendant les petites pauses que nous étions obligés de faire par intervalles, mon esprit pensif s’exerçait à son ordinaire. Je regardais passer le monde, je ne voyais pas un visage qui ne fût accommodé d’un nez, de deux yeux et d’une bouche, et je n’en remarquais pas un sur qui la nature n’eût ajusté tout cela dans un goût différent. » C’est précisément ainsi que, dans le monde moral, quelques traits généraux, différemment ajustés, diversifient à l’infini l’éternelle nature humaine, et que, comme il n’y a pas deux visages que nous puissions confondre au point de les prendre l’un pour l’autre, il n’y a pas deux physionomies morales qui n’aient chacune, pour qui sait y lire, sa réelle individualité. Reconnaître les individualités morales, tel est l’objet de Marivaux, et les reconnaître à travers leur visage, telle est sa prétention.

Il y a plus d’une fois réussi. « Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais et reposé. Il n’y a point de ces mines-là dans le monde. » Voilà le portrait. Que veut dire cette mine-là? Nous allons le savoir : « D’ordinaire, c’est ou le tempérament, ou la mollesse et l’inaction, ou la quantité de nourriture qui nous acquièrent notre embonpoint, et cela est tout simple; mais celui dont je parle, on sent qu’il faut, pour l’avoir acquis, s’en être saintement fait une tâche. Il ne peut être que l’ouvrage d’une délicate, d’une amoureuse et d’une dévote complaisance qu’on a pour le bien et l’aise du corps; il est non-seulement un témoignage qu’on aime la vie saine, mais qu’on l’aime douce, oisive et friande, et qu’en jouissant du plaisir de se porter bien, on s’accorde encore autant de douceurs et de privilèges que si l’on était toujours convalescente. » Autre exemple : celle-ci est exactement le contraire d’une religieuse. « Agathe n’était pas belle, mais elle avait beaucoup de délicatesse dans les traits, avec des yeux vifs et pleins de feu, mais d’un feu que la petite personne retenait et ne laissait éclater qu’en sournoise, ce qui tout ensemble lui faisait une physionomie piquante et spirituelle, mais friponne. » Voilà le masque. Mais que cache-t-il? C’est ce que Marivaux va nous apprendre : « Agathe avait du penchant à l’amour ; on lui sentait de la disposition à être plutôt amoureuse que tendre, plus d’hypocrisie que de mœurs... C’était