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de la race d’Atrée et de Thyeste. Nous verrons que l’éloge, pour des raisons que nous essaierons de déterminer plus tard, est incontestablement mérité. Mais il faut cependant faire aussi sa part à Marivaux, et le louer du mérite au moins de l’invention. S’il n’est pas le premier qui ait fait figurer dans le roman des « cochers » et des « petites lingères; » il est le premier, — et c’est là le grand point, — qui se soit avisé d’étudier, comme il dit, « ce que c’est que l’homme » dans un cocher, et « ce que c’est que la femme » dans une petite marchande.

Car, on avait bien pu mêler, avant lui, dans les histoires, des laquais et des chambrières, et même les y faire parler conformément à leur état; on ne s’était pas proposé, comme lui, d’étudier en eux la réfraction particulière que subissent les sentimens généraux en passant pour ainsi dire par le milieu des conditions. Rencontre singulière, à coup sûr, qu’une telle idée appartienne en propre à l’homme que l’on considère plutôt comme le peintre achevé des élégances mondaines du XVIIIe siècle ! Ce n’est pas moins la vérité; et nous avons dit tout à l’heure comment Marivaux se trouvait préparé tout naturellement à la tâche. Son procédé de parodiste n’avait pas consisté comme celui de Scarron, par exemple, dans une exagération fantastique et caricaturale du trait de ses originaux, mais bien dans une espèce de réduction du noble et de l’héroïque aux conditions de la vie commune : le fils d’Ulysse devenu le fils de M. Brideron, capitaine de cavalerie dans un régiment allemand, et Pénélope une grosse fermière ou bourgeoise de village assiégée par « un tas de nobles campagnards ses voisins. » Otez maintenant le modèle, et ôtez l’intention de raillerie, il reste des petites gens dont les aventures peuvent, tout comme celle des plus grands, défrayer le roman. La nouveauté d’ailleurs, en son temps, fit presque scandale. Marivaux était mort depuis déjà plusieurs années, que d’Alembert, prononçant son Éloge, lui reprochait encore « d’avoir voulu mettre trop de vérité dans ses tableaux populaires » et d’avoir osé se permettre ainsi « des détails ignobles qui détonnaient avec la finesse de ses autres dessins. » Moins dégoûtés que d’Alembert, ou peut-être plus curieux, et tout en convenant que quelques détails sont effectivement quelquefois de trop, nous sommes aujourd’hui reconnaissans à Marivaux de cet excès de vérité même. Les peintures de la boutique de Mme Dutour, la maîtresse lingère, dans Marianne, et dans le Paysan parvenu, de la maison des demoiselles Habert, sont des peintures d’intérieurs bourgeois devenues pour nous sans prix : de véritables Chardin, si, — selon la comparaison que le nombre de ceux qui l’ont déjà faite ne nous embarrassera pas pour reproduire à notre tour, — des pièces comme la Double Inconstance ou le Prince travesti sont de véritables Watteau.