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communes, triviales, populaires. Elle apparaîtrait, comme l’on sait, non moins riche en néologismes. C’est encore qu’en sa qualité d’adversaire déclaré des anciens, il se pique d’être uniquement attentif aux choses de son temps. Ses imitateurs (car il a fait école, et jusque de nos jours bien des romanciers marivaudent bien plus que l’on ne le croirait) ont nommé précisément cette attention aux choses de la vie courante du nom bizarre, mais expressif de modernité. Le souci de la modernité, dans la littérature française, doit être daté du salon de Mme de Lambert.

Parmi toutes ces préoccupations, très diverses, comme l’on voit, et très propres à remuer les idées, l’amour, dans ces salons, comme jadis à l’hôtel de Rambouillet, ne demeurait pas moins la grande et principale affaire. Seulement, encore ici, sous l’apparente uniformité, la différence est profonde. Il suffirait, pour s’en apercevoir, de feuilleter les œuvres de Mme de Lambert, et d’y lire de près ses Réflexions sur les femmes. Tout ce que l’on peut dire de pis de l’hôtel de Rambouillet, c’est que la nature, en dépit des beaux sentimens, n’y perdait pas ses droits. Mais du salon de Mme de Lambert, et sur le témoignage de ses habitués eux-mêmes ou de ses historiens dévoués, il faut dire en toute vérité que le plaisir y a reconquis ses titres. M. Charles Giraud, dans un chapitre de son livre sur la Maréchale de Villars, et M. de Lescure, plus récemment, dans une intéressante préface qu’il a mise aux Œuvres choisies de Mme de Lambert, ont donné pour preuve de sa sévérité de mœurs que ni Mme de Tencin ni Mme du Deffand n’auraient jamais passé le seuil de son salon. Ils ont donc oublié qu’ils y rencontraient, entre autres personnes de mœurs assez libres, cette jolie Mme de Murat, que ses désordres avaient fini par faire exiler de Paris, et cette autre, chez qui l’acteur Baron oubliait volontiers son bonnet de nuit : la fameuse Mlle de La Force[1]. En réalité, dans le salon de Mme de Lambert,

  1. On a peu de renseignemens sur Mme de Murat, quoiqu’elle ait beaucoup écrit, mais on sait avec certitude qu’elle appartenait au « monde galant » de la fin du XVIIe siècle. Pour Mme de La Force, deux ou trois mariages, contractés dans des circonstances romanesques, consommés, et cassés, l’avaient singulièrement illustrée. Sa passion pour Baron était devenue la fable de la ville, et Voltaire nous en a conservé le souvenir dans les vers suivans :

    Telle autrefois, d’une loge grillée,
    Une beauté, dont l’amour prit le cœur,
    Lorgnait Baron, cet immortel acteur,
    D’un œil ardent dévorait sa figure,
    Son beau maintien, ses gestes, sa parure,
    Mêlait tout bas sa voix à ses accens,
    Et recevait l’amour par tous les sens.