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monstrueux. Prétendre faire passer toute la jeunesse française sans exception pendant trois ans sous les drapeaux équivaut à vouloir décapiter moralement la France. Aucun peuple du monde n’a encore adopté une organisation qui soit plus évidemment contraire aux exigences de la civilisation. Si elle vient à l’emporter, c’en sera fait chez nous de tout progrès intellectuel, de tout avenir scientifique. En Allemagne, personne, absolument personne, n’a jamais été entravé dans ses études par le service obligatoire. On sait que le volontariat d’un an y existe dans des conditions autrement larges qu’en France, et que les volontaires sont libres d’y faire leur service dans les villes d’université où ils manient bien plus les livres que le fusil. De plus, toutes les dispenses, toutes les facilités sont données à ceux qui veulent étudier. Les Allemands ont appris par expérience que la guerre ne se fait pas seulement avec des soldats, qu’elle est une œuvre de science, qu’elle est même la résultante de toutes les sciences. Aussi sont-ils persuadés que le savant qui travaille dans son laboratoire ou dans son cabinet sert autant à la défense nationale que le troupier qui fait l’exercice sur un champ de manœuvre. Il forme la conscience nationale par le développement de l’histoire, de l’art et de ce merveilleux miroir des lettres où le génie d’un peuple s’éveille en se reflétant. Les Allemands n’ont pas oublié que leur unité nationale, accomplie par le fer et le sang, a été préparée par des moyens bien différens, et que M. de Bismarck et M. de Moltke n’auraient jamais été possibles sans Herder, Goethe, Schiller, Lessing, et cette légion de philosophes, de littérateurs et de poètes qui ont pétri l’âme allemande en lui révélant sa profonde originalité Ils n’ont pas un moindre respect pour les sciences exactes, physiques et naturelles. Est-ce que tous les perfectionnemens de l’armement, tous les progrès de l’art militaire ne sont point dus à des découvertes scientifiques? Étouffer les vocations naissantes, écraser même le génie, afin d’exercer les bras des hommes dont on déprimerait le cerveau, leur paraîtrait le plus sûr moyen de détruire la supériorité que leur ont donnée des victoires longuement préparées dans l’étude et l’effort des recherches savantes. L’admirable mouvement d’expansion scientifique des vingt-cinq premières années de ce siècle a rendu à l’Allemagne morcelée, abaissée, affaiblie, ruinée, le sentiment de sa force et de son génie. Elle croirait le perdre si elle compromettait la haute culture intellectuelle, fût-ce pour développer l’habitude des manœuvres et l’habileté du tir.

On pouvait espérer, depuis quelques années, qu’un phénomène semblable à celui qui s’est produit en Allemagne se préparait chez nous. On a dit sous l’empire que c’était l’instituteur primaire qui avait gagné la bataille de Sadowa. Si le mot était peu juste, en revanche il est certain que c’est la science allemande qui a gagné