Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/827

Cette page a été validée par deux contributeurs.
821
LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

perdues sans se dire adieu. Si ce souvenir est fait pour réveiller nos tristesses, il peut aussi raviver toutes nos espérances.

Niederbronn est une petite ville située à l’entrée d’un défilé des Vosges qui conduit par Bitche à Metz. De larges collines ondulées s’appuient aux flancs sombres des Vosges et forment le vallon de la Sauer. En suivant la route de Niederbronn à Frœschwiller par Neeweiler, on longe la ligne des hauteurs occupées le 6 août 1870 par l’armée française. C’est le champ de bataille de Wœrth, de funeste mémoire. Dès les premiers pas, il s’annonce par des signes funéraires qui rompent la paix des champs et font des taches sinistres sur le vert des prairies. Ce sont des tertres surmontés de petites croix de bois, où pendent des couronnes d’immortelles et de feuillage flétri. Là sont confondus par centaines Allemands et Français, zouaves, troupiers, Prussiens et Bavarois, entassés pêle-mêle après la lutte suprême, acharnée. Puis viennent de petits monumens, des enclos funèbres, des marbres, avec des noms connus et inconnus. On s’arrête, on lit, on cherche, et l’on reprend sa route d’un pas plus lourd. Nous voici dans le village de Frœschwiller, où se dressent les deux églises reconstruites, l’une par l’Allemagne, l’autre par la France. Elles ont beau être des asiles de paix ; debout, l’une en face de l’autre, elles semblent se défier encore. Sur l’autre versant, devant le village, en redescendant la pente, les croix se multiplient. Parfois ramassées au coin d’un bois, elles font penser à une lutte sauvage, corps à corps ; plus loin, elles s’échelonnent dans un chemin creux et reproduisent encore, par leur rangée inquiète, une colonne de tirailleurs. On respire mal, on presse le pas. De distance en distance s’élèvent des croix, toujours des croix. De tous côtés, aux montées, aux descentes, elles surgissent et s’étendent à perte de vue. La campagne assombrie se transforme en un immense cimetière. Et, tandis que tous ces morts dorment le grand sommeil sous les arbres doucement agités par la brise, la fièvre de leur dernier combat nous monte au cœur et la sueur nous ruisselle au front.

Arrêtons-nous sur la hauteur d’Elsasshausen. Nous sommes au centre de la ligne française. Le maréchal de Mac-Mahon avait établi son quartier-général à ce poste très exposé. On montre le noyer d’où il suivait les péripéties du combat avec son état-major. D’ici, on domine le vallon de la Sauer, le regard embrasse tout le champ de bataille et le combat revit pour nous. — Il était une heure de l’après-midi : les Français occupaient encore toute leur ligne ; Frœschwiller et Wœrth étaient en flammes ; la canonnade et la fusillade retentissaient sur un espace de plus de deux lieues. Mais l’arrivée simultanée du prince royal et du général von der Thann