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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

sectes de toute sorte, d’illuminés qui se vantaient de révélations immédiates, de ravissemens et de visions. Des enfans et des femmes prophétisaient au milieu des convulsions et des gestes extatiques, quelques-uns d’entre eux avaient un don étrange de divination. Luther, inquiet, les entreprend, les prêche, les somme de faire un miracle. Ceux-ci lui répondent : « Comme preuve de notre mission divine, nous te dirons ce que tu penses en ce moment. Tu ressens pour nous un invincible attrait, et ta sympathie est si forte que tu es prêt à nous donner raison. » La chose était si vraie, et Luther en fut si effrayé, qu’il déclara ces gens possédés de démons et de forces sataniques. Mais les idées allaient leur train, et la réforme se prêchait sur tous les modes. À cette époque, les libres prédicans apparaissent en Alsace. Ils appartiennent à toutes les classes : moines défroqués, savans fatigués de leur latin, nobles et roturiers. Ces inspirés vont de lieu en lieu, de pays en pays, comme des apôtres, prêchant en plein air, sous le grand tilleul, à la lisière du bois. Il faut nous figurer un de ces frères, debout sur un tronc d’arbre, au milieu de la lande, l’œil enflammé, le geste hardi, sa robe couverte de la poussière des chemins. Autour de lui, une foule de paysans agitée d’idées apocalyptiques, des joues pâles et des yeux étincelans. Les uns sont si habitués à l’esclavage qu’ils n’écoutent que courbés ; les autres, poings fermés, figures musculeuses pleines d’audace. Le frère prêche l’évangile et l’avènement de la justice. Il dit : « Je veux, avec l’excellent combattant du Christ Jean Huss, remplir les claires trompettes d’un chant nouveau… » Ces sermons finirent dans le sang des paysans. Mais la trompette avait sonné. Deux siècles après, un autre coup de trompe sonnera de l’autre côté des Vosges. Et cette fois toute l’Alsace l’entendra.

VI.

Si, prenant la révolution française à ses débuts, dans ses représentans les plus désintéressés, si pénétrant sous la surface trompeuse des passions, un magicien de la pensée pouvait faire parler l’âme même de la nation française en 1789 et lui demander ce qu’elle a aimé, ce qu’elle a voulu, ce qu’elle a cru dans cette grande affirmation, elle lui répondrait sans doute : « La patrie par la justice et l’humanité par la patrie. » Les rois ont fait la France, et, pendant mille ans, l’idée de patrie s’identifia avec celle de la royauté. Le grand changement apporté dans la conscience nationale par le XVIIIe siècle fut que l’idée de patrie s’identifia, non plus avec la personne du souverain, mais avec un ensemble de principes, avec un idéal de justice et de liberté. Si, consultant la conscience alsacienne, nous nous demandons ce qui l’a rendue assez fran-