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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

nent le tocsin. Au nom de ses libertés, au nom de ses lois, tout le peuple de Strasbourg est debout et déclare qu’il n’acceptera pas un tel maître. L’évêque fut forcé de quitter la ville. Une fois revenu dans son château, Walter lança l’interdit sur Strasbourg, et changeant sa mitre contre un casque, il appela toute la noblesse d’Alsace contre les bourgeois révoltés. La guerre se termina par la mémorable bataille d’Hausbergen, où une armée de tonneliers, de forgerons, de tanneurs et de charpentiers, mit en fuite les chevaliers bardés de fer de l’évêque. On amena dans la ville les prisonniers, les mains liées au dos avec les cordes qu’ils avaient attachées le matin à la salle de leurs chevaux « pour pendre, disaient-ils, les manans de Strasbourg. » Walter, qui combattit au premier rang, eut trois chevaux tués sous lui et mourut de chagrin après sa défaite. C’est ainsi que Strasbourg conquit sa liberté.

Les sentimens d’honneur, d’indépendance et de fraternité, qui se développèrent dans la petite république de Strasbourg, grâce à sa constitution modèle et à la sagesse de ses magistrats, ont donné lieu à plus d’un trait original. Le plus célèbre est le fameux voyage des Zurichois en 1576. La ville de Zurich, pour prouver son amitié à sa féale amie la ville de Strasbourg lui promit un cadeau d’une espèce nouvelle. On fréta une barque où s’installèrent les premiers magistrats de la ville, et faisant force de rames on gagna Strasbourg en un jour par la Limmatt et le Rhin. Quand les Zurichois débarquèrent sur le quai, ils montrèrent aux Strasbourgeois étonnés ce qu’ils venaient d’apporter : une marmite où fumait une soupe encore bouillante. Idée singulière assurément et quelque peu bourgeoise. Quoi ! un voyage pour une soupe ? Cinquante lieues pour une bouillie de mil ? Mais on cesse de rire en relisant les paroles historiques dont le vieux magistrat accompagna ce présent patriarcal : « Ceci, dit-il, n’est qu’un symbole. Si jamais, ce qu’à Dieu ne plaise, Strasbourg se trouvait dans la détresse, les Zurichois voleront à son secours avant qu’un plat de mil ait pu se refroidir[1]. »

Qui l’eût dit alors que ces paroles devaient se vérifier trois siècles plus tard et que cette scène joyeuse trouverait une tragique répétition ? Tout le monde se rappelle en Alsace que, pendant le siège de Strasbourg par l’armée allemande en 1870, une députation de la Suisse, conduite par les envoyés de Zurich, pénétra dans la ville et fit cesser un instant la grêle des obus pour porter aide et secours aux assiégés. Les Zurichois ne pouvaient sauver la ville sœur de

  1. Voir le récit de ce voyage dans l’intéressant opuscule : le Grand Tir strasbourgeois de 1576, par R. Reuss. Strasbourg, 1876.