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LES LÉGENDES DE L’ALSACE.

comme neige de cette première épreuve, la reine se remit à la tête du royaume et appela son défenseur auprès d’elle en le nommant son chevalier. Les mauvais conseillers ne se tinrent pas pour battus. Ils firent si bien que Charles le Gros, retombé sous leur influence, accusa la reine et son chevalier d’une passion criminelle. Richardis, poussée à bout, eut recours à l’épreuve du feu plus encore pour sauver la vie de celui qui l’aimait sans reproche que pour se justifier. Après avoir traversé victorieusement les flammes, elle renonça à la fois au trône et au monde. Et, s’adressant à son chevalier, elle le pria de lui chercher une retraite dans les Vosges, la plus sauvage qu’il pût trouver. Le chevalier se mit en route vers les montagnes. Il entra sous les forêts épaisses, qui retentissaient alors du mugissement des aurochs et des loups. Harassé de fatigue, il s’arrêta enfin dans une vallée perdue où un ours buvait, avec ses petits, près d’un torrent. « Voilà, pensa-t-il, une solitude assez profonde pour ma reine ! » C’est là, dans le val d’Andlau, que Richardis fit bâtir sa retraite ; c’est là que s’élevèrent plus tard l’église et l’abbaye d’Andlau. Le chevalier devint le protecteur du couvent. Ce fut l’ancêtre des seigneurs d’Andlau, qui ont pour armes une croix rouge sur champ d’or, surmontée d’un heaume et d’un diadème. Le souvenir de cette tradition a été consacré par la gracieuse statue qui surmonte la fontaine d’Andlau et qui montre un ours humblement réfugié aux pieds de la reine des Francs[1].

C’est ainsi que le peuple a transformé l’ascétique légende dans l’élan naïf de son cœur. Il a mis le chevalier à la place de l’évêque, et, sans le savoir, il a rêvé l’amour là où l’esprit monacal n’a vu que le renoncement à la vie : beau rêve qui s’est desséché comme une rose parfumée entre deux feuillets de la chronique poudreuse et jaunie. Le chevalier est resté sans nom comme sans physionomie. Il ne nous apparaît que comme les combattans des tournois, reconnaissables seulement à leur vaillance et à leurs bons coups. Ceci nous amène à quelques réflexions générales sur les

  1. Les traditions ecclésiastiques sur Richardis ont été réunies dans une monographie : Sainte Richarde, son abbaye d’Andlau, son église et sa crypte, par Charles Deharbe. — Paris, typographie Renou, 1874. — La critique historique trouvera à redire à cet ouvrage, mais il contient les documens les plus intéressans sur le sujet. C’est aussi grâce aux soins et aux frais de l’abbé Deharbe qu’a été élevée la jolie statue de Richardis par Grass qui orne la fontaine d’Andlau. Sur le piédestal, on voit deux petites harpes sculptées en relief. L’humble ecclésiastique qui a consacré sa vie et sa fortune à la gloire de sa sainte n’a pas voulu que son nom figurât sur le monument. Il n’y a fait qu’une timide allusion par les deux harpes qui rappellent son nom, Deharbe. L’innocent jeu de mots trahit à la fois la modestie du restaurateur de Richardis et le sentiment délicat qui l’a guidé.