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habileté. M. de Bismarck a évidemment sa pensée : il tient à avenir la France, à lui montrer qu’à tout événement elle doit se tenir tranquille, ou que, si elle s’agite, elle trouvera à toutes ses frontières des alliés de l’Allemagne avec lesquels elle pourra avoir à compter. C’est notre condition de tous les côtés aujourd’hui. Avec l’Angleterre, les affaires du Tonkin sont une cause incessante d’ombrages; sur le continent, M. de Bismarck s’efforce d’isoler notre pays pour le réduire à l’impuissance. Voilà la vérité cruelle et dangereuse qu’il faut oser regarder en face sans illusion et sans vain optimisme.

Est-ce à dire que les pessimistes aient absolument raison dans leurs prévisions sinistres et que la guerre, une guerre prochaine, doive inévitablement sortir d’une situation si incertaine et si violente à la fois? A n’observer que les apparences, à n’écouter surtout que les journaux allemands, toujours pleins de défis et de menaces, tout est possible sans doute. Il est évident qu’il y a des passions qui ne reculeraient pas devant l’extrémité des plus redoutables conflits, qui ne craindraient pas de mettre le feu à l’Europe. On n’en est cependant pas encore parmi les politiques sérieux à accepter légèrement de si terribles chances.

On veut bien nouer des alliances, préparer des combinaisons, offrir aux curiosités européennes le spectacle des entrevues princières, des conciliabules de diplomates ébauchant des coalitions; on y regardera à deux fois avant de donner par une fantaisie de conquête ou de prépotence le signal d’une de ces conflagrations qui sont toujours une grande aventure. L’Allemagne elle-même, quelle que soit sa puissance, a bien des raisons de ne pas recommencer sans nécessité, par impatience ou par arrogance, les jeux sanglans de la force et du hasard, de ne pas s’exposer à lasser la fortune. Elle a un empereur comblé d’années et de succès, qui hésiterait vraisemblablement devant une formidable épreuve faite pour attrister sa vieillesse. Elle a, elle aussi, une armée nouvelle, sinon par l’organisation, du moins par les élémens qui la composent, une armée qui n’est plus celle de 1870, qui n’a pas fait la guerre et qui n’est peut-être pas aussi impatiente de la faire que les polémistes de Cologne ou de Berlin. Elle a une position qu’on ne lui dispute pas et, après tout, dans un conflit nouveau, dans cette grande partie, l’Allemagne jouerait tout ce qu’elle a conquis. Ce n’est pas l’Autriche qui peut se laisser emporter par les passions belliqueuses et céder à la tentation d’ouvrir la guerre contre la Russie; elle n’aurait probablement rien à gagner et peut-être même, au lendemain d’une victoire, serait-elle obligée de se résigner à quelque nouvelle convention de Gastein qui lui préparerait de nouveaux mécomptes. L’Italie, à son tour, si flattée qu’elle soit de faire figure dans l’alliance austro-allemande, l’Italie a trop de finesse pour ne pas comprendre qu’elle jouerait gros jeu, qu’elle ne pourrait espérer que de médiocres