Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/711

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

été de rendre, comme il dit, justice à l’homme, et Romme, tout compte fait, reste pour lui ce qu’il appelle un caractère. « Aurai-je réussi dans ce louable effort de peinture impartiale? se demandait M. de Vissac, dans sa préface. Assurément non, si je ne suis pas blâmé d’une manière uniforme par les esprits extrêmes. » nous ne lui répondrons point que peut-être ne faut-il pas toujours tant redouter d’être extrême; la maxime exigerait, pour être bien interprétée, de trop longs commentaires; nous lui dirons seulement qu’en général nous n’entendons pas très bien cette distinction des idées et de l’homme. Mais il est quelque part où nous ne l’entendons pas du tout, c’est en matière de politique, où les idées, cessant d’être spéculatives, se traduisent en votes, et les votes en actes. On peut, à la grande rigueur, diviser un philosophe : d’une part le dangereux rêveur du Contrat social, et, de l’autre, l’éloquent romancier de la Nouvelle Héloïse; on ne peut pas diviser un homme politique : d’une part, le Robespierre du comité de salut public, et de l’autre, le sentimental fiancé d’Éléonore Duplay. Nous nous trompons nous-mêmes quand nous croyons la distinction possible; nous introduisons dans la réalité des subtilités de cabinet; nous raffinons sur des principes qui ne sont des principes qu’autant qu’ils repoussent tous les raffinemens. A vrai dire, comme tous les terroristes, il n’y a que deux mots pour juger ce « Caton » et ce « Gracque, » et, s’il n’est pas un fou, Romme est un criminel. Si le crime, en effet, commence au point précis où la fortune, l’honneur, la vie de nos semblables pèsent moins que nos besoins, que nos appétits, que nos désirs dans la balance de nos résolutions, quel crime plus odieux y a-t-il ou peut-il y avoir que de sacrifier froidement des existences humaines à ce que nous appelons nos idées et, par une hypocrisie sans pareille dans l’histoire, faire servir les plus beaux noms qu’il y ait parmi les hommes, ceux de raison, de liberté, de justice, à des œuvres de sang? Ce fut le crime de Romme et ce fut le crime du parti montagnard ; et l’opinion vulgaire ne s’y est pas trompée quand elle a porté sur le parti tout entier le jugement dont nous voulons espérer qu’elle ne reviendra pas.


F. BRUNETIERE.