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encore été traitée d’une manière intéressante et ex professo. Mais l’histoire politique, l’histoire des conquêtes est toujours celle des carnages, des injustices, des cruautés, de l’ambition des hommes de tous les âges... » Pesez bien les mots : il ne se contente pas d’ignorer l’histoire, il s’en honore; il se fait gloire de la méconnaître; il la « déteste» enfin; c’est le premier mot de l’évangile révolutionnaire. Le commencement de la sagesse y est le mépris du passé.

Romme avait vingt-cinq ou vingt-six ans quand il écrivait cette lettre. Récemment débarqué le sa province à Paris, il suivait quelques cours de physique, de chimie, d’anatomie, donnait des leçons, vivait dans une mansarde dont il détaille lui-même orgueilleusement l’inventaire, — « un lit de sangles, un matelas, un drap, une couverte, un pot à eau, un verre, deux chaises, point de rideaux; » — de loin en loin voyait un peu le monde, et ne négligeait pas, selon l’usage de tous nos futurs constituans ou conventionnels, de se faire un peu partout, mais surtout en bon lieu, des amis, des patrons et des protectrices. Quand il quitta sa mansarde de la rue des Lavandières, ce fut pour aller s’installer dans la rue des Petits-Augustins, à l’hôtel de la comtesse d’Harville, dame d’honneur de la comtesse d’Artois. Il y payait son loyer en leçons de mathématiques. Il sollicitait en même temps l’établissement d’une chaire de physique expérimentale à l’Académie de Riom. L’Académie de Riom, vous entendez ce que c’était; on y enseignait aux jeunes gentilshommes de la province l’escrime et l’équitation. Il semblait tout naturel à Romme que l’on y enseignât de surcroît un peu de physique expérimentale, puisque au fait il se sentait propre, lui, Romme, à l’enseignement de la physique expérimentale. Autre trait bien digne encore d’être noté : la naïveté cynique avec laquelle tous ces gens-là cherchent et trouvent le bien général dans leur bien particulier. « En sollicitant la création d’une chaire de mathématiques et de physique expérimentale, écrit-il à Turgot, je n’ai jamais entendu solliciter pour moi exclusivement. » C’est bien l’une des ingénieuses formules que l’intérêt personnel ait jamais inventées. Ce n’est pas pour lui qu’il « sollicite » une place, mais pour le profit qu’en tireront ses « compatriotes. » L’affaire était, paraît-il, en bon train, quand la chute de Turgot vint ruiner ses espérances. Il fallut se retourner.

Un grand seigneur russe, le comte Golowkin, qui lui avait confié l’éducation, à bâtons très rompus, de l’un de ses enfans, l’avait mis en rapports avec un de ses neveux, le comte Strogonof. Le comte Strogonof cherchait un précepteur pour son fils; Romme lui parut convenir à cet emploi de confiance, il le lui proposa, les conditions furent débattues, et, voyant là l’occasion « de former, pour ses bons amis de Riom, un élève digne d’eux, » Romme, ayant accepté, partait pour Saint-Pétersbourg, où il arrivait le 1er septembre 1779. M. de Vissac eût peut-être