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l’Europe. A vrai dire, elle se demande depuis quelque temps si ses frontières seront toujours respectées, s’il ne pourrait pas survenir telle occurrence où les belligérans jugeraient plus commode d’emprunter son territoire pour y vider leur querelle. A Bruxelles, comme ailleurs, de vigilans patriotes ont proposé que le gouvernement employât 50 millions à élever dans le bassin de la Meuse des ouvrages de défense capables de tenir en respect tout envahisseur, qu’il vînt de l’est ou du couchant. Jusqu’ici leurs pressantes remontrances ont trouva peu d’écho. On aime à se dire que la neutralité du royaume ayant été toujours respectée, elle le sera toujours, que celui qui prendrait sur lui de la violer se ferait de mauvaises affaires avec l’Europe, qu’il y pensera à deux fois. Loin de redouter les guerres futures et leurs dangers, certains Belges pensent plutôt au profit qu’ils en pourront tirer. Ils se souviennent que quand la production s’est ralentie en Allemagne et en France, la Belgique y a trouvé son compte, que les années qui ont suivi la guerre franco-allemande ont été pour elle un temps de prospérité inouïe et sans égale. Mais les Belges sont trop civilisés, trop humains pour désirer que des ambitieux sans scrupules précipitent l’Europe dans de nouveaux hasards. Il est défendu de souhaiter des malheurs à ses voisins ; le cas échéant, on peut se permettre d’en tirer parti : c’est une façon de s’en consoler.

Si les circonstances ont favorisé les Belges, ils ont contribué eux-mêmes à leur bonheur par leur énergie et la persévérance de leur travail. Personne ne parcourra leur pays, où la population est plus dense que partout ailleurs, sans reconnaître tout ce que l’homme y a su faire pour venir en aide à la nature, tout ce qu’il a fallu de labeur et d’industrie pour exploiter les trésors cachés qu’il renferme en abondance, pour convertir des provinces entières en jardins où pas un pouce de terre n’est perdu. A l’amour des entreprises, les deux races dont se compose la population belge, joignent le bon sens, qui est une grande source de félicité, en nous dégoûtant de l’impossible. Les Flamands ont la lenteur, le flegme, le sens rassis du Hollandais. De leur côté, les Wallons sont des Français du Nord, accoutumés de vieille date à se gouverner eux-mêmes, à qui l’habitude des responsabilités a donné celle de la réflexion. Ils ont comme nous les passions vives, mais ils raisonnent beaucoup avant d’agir; comme nous, ils ont le goût des abstractions, mais ils le corrigent par l’esprit des affaires. Exacts, précis, avisés, ils se défient des viandes creuses et des belles phrases. Ils sont incapables de faire des folies pour l’amour de leur dame ou de leur chimère; mais, quand leur raison est convaincue, ils sont prêts à tous les efforts, rien ne lasse leur patience, ils sacrifient leurs aises à leurs calculs, et les détails vulgaires ne les rebutent point. L’un des caractères de l’homme du XIXe siècle est d’attacher plus d’importance aux petits faits qu’aux grands principes. Les Belges sont à cet égard