Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 60.djvu/679

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

se vantent de vous avoir joué, grâce à votre impatience, à vos instances. Ils ont bien raison : ils ne se sont engagés à rien et vous avez tout accordé. Je ne sais, à vrai dire, comment me tirer de ce pas. Heureusement, nous avons encore cinq mois avant la ratification : d’ici là, je verrai la tournure que prendront les événemens. » Le roi se montra beaucoup moins inquiet que son ministre. A son avis, il n’y avait qu’une chose à faire : c’était, puisque le traité était signé, de le tenir secret aussi longtemps qu’il se pourrait et de n’en point précipiter la ratification.

Aux aigres reproches de Hertzberg Dietz répondit qu’il s’en était tenu, sinon pour la lettre, tout au moins pour l’esprit, aux instructions qu’il avait reçues à différentes reprises. En se disant prêt à déclarer la guerre aux ennemis de la Turquie, le roi n’avait jamais fait d’exception en faveur de la Russie, qui, justement, était aux yeux des Turcs le principal ennemi. Pour ce qui était de la Crimée, seule cause de la guerre, c’était pour la Porte une question d’honneur sur laquelle elle n’aurait rien cédé; d’ailleurs, l’engagement n’était valable que si les Turcs venaient à s’emparer de la presqu’île, chose pour le moins douteuse. Toutes ces explications, si plausibles qu’elles nous paraissent, ne justifièrent point Dietz aux yeux de Hertzberg : elles ne l’ont pas non plus justifié aux yeux des historiens allemands, qui persistent à voir en lui le principal auteur des mécomptes de la politique prussienne dans toute cette affaire d’Orient.

Quoi qu’il en soit, le cabinet de Berlin venait de subir un échec d’autant plus désagréable qu’il s’était bercé de l’espoir d’un succès plus éclatant. Longtemps, Hertzberg s’était flatté qu’il parviendrait à lier les Turcs sans s’engager lui-même. Le traité de Constantinople renversait la situation. Avoir à la fois sur les bras l’Autriche et la Russie, leur faire la guerre tant qu’il plairait à la Turquie, ce n’était nullement l’intention du ministre prussien, qui jamais n’avait eu dessein de rompre sérieusement avec Saint-Pétersbourg. Aussi Hertzberg conseilla-t-il au roi d’omettre, lors de la ratification, cette terrible clause concernant la Crimée. Mais comme il pouvait se faire que la nouvelle en parvînt auparavant à l’impératrice, l’ambassadeur de Prusse près la cour de Russie reçut l’ordre d’expliquer au nom de son maître que « Dietz avait vraisemblablement outrepassé ses instructions! » La précaution n’était pas inutile : les Turcs avaient trop d’intérêt à faire connaître le traité pour qu’il restât bien longtemps secret : en effet, peu de temps après, il fut connu dans toute l’Europe.


IV.

Joseph II mourut le 10 février 1790 : son frère Léopold, archiduc de Toscane, était appelé à lui succéder. Ce n’est pas ici le lieu d’examiner