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de ses deux mains, s’écriant à chaque moment : « Seigneur, aie pitié de nous! » (Gospodi pomilouï). Il ne se releva que pour entrer triomphalement dans la ville enfin prise. L’assaut avait coûté la vie à 8,000 Russes et à pareil nombre de Turcs. Le colonel Bauer partit le jour même pour Pétersbourg et trouva moyen de faire environ 2,000 kilomètres en neuf jours. L’impératrice écrivit aussitôt à Potemkin : « Je te prends à deux mains par les oreilles, mon cher ami, et je te baise en esprit pour la bonne nouvelle que tu me mandes. que l’on armée prenne hardiment ses quartiers d’hiver en Pologne. »

En résumé, durant cette première année, la fortune des Turcs avait été diverse. Ils avaient perdu la forteresse d’Otchakof, mais les Russes avaient mis un an à la leur prendre; en revanche, ils avaient infligé à plusieurs reprises de graves échecs aux Autrichiens. En somme, leur situation était bonne, et ils pouvaient attendre en confiance l’ouverture de la campagne suivante.


II.

Venons maintenant au rôle de la Prusse dans cette guerre à laquelle elle ne prit point de part, qui se faisait sans elle et loin d’elle. Le comte Hertzberg était déjà ministre des affaires étrangères de Prusse en 1772, lors du premier partage de la Pologne. Dans cette circonstance, il avait conseillé au grand Frédéric de réclamer la cession de Thorn, de Dantzig et de la Prusse orientale actuelle. Il avait fallu rabattre de ces prétentions devant l’opposition de la Russie et de l’Angleterre. Thorn et Dantzig n’en étaient pas moins restés l’objectif de la politique prussienne, et Hertzberg ne perdit jamais de vue le but qu’il s’était proposé d’atteindre. Il s’agissait de trouver, ou plutôt de faire naître une occasion ; chose délicate, car la Russie et l’Autriche étant tout aussi intéressées que la Prusse dans la question polonaise, toute tentative ouverte de ce côté équivalait à une déclaration de guerre.

Lorsque les hostilités éclatèrent en Orient, Hertzberg ne vit pas tout d’abord ce que son maître pouvait gagner dans ces complications. Peu à peu, à mesure que la Prusse se dégageait des affaires de Hollande, l’idée vint au ministre qu’il pourrait, en cette occurrence, jouer ce rôle d’honnête courtier que devait remplir avec tant d’éclat, juste un siècle plus tard, le plus illustre de ses successeurs.

Au début de la guerre d’Orient, Hertzberg s’était contenté de recommander à Dietz, ambassadeur de Prusse à Constantinople, d’observer la neutralité la plus stricte. Cette disposition ne dura pas. Au mois de novembre 1787, on écrit à Dietz : « Puisque nous voilà si heureusement sortis de cette affaire (de Hollande), et que nous avons les mains libres, je profiterais volontiers de la guerre de Turquie pour accroître la gloire de mon ministère. Il y a peu d’espoir que la Porte puisse soutenir