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L’impératrice Catherine II prévoyait depuis longtemps cette explosion, mais elle ne l’attendait pas si tôt. Depuis qu’elle tendait à Constantinople, elle avait négligé l’alliance prussienne, si utile lors du premier partage de la Pologne. On a dit, dans ces dernières années, que les clés de Constantinople sont à Berlin, à la fin du siècle dernier, elles étaient à Vienne, et l’impératrice l’avait compris. Elle avait su le plus habilement du monde tirer parti de la rivalité de la Prusse et de l’Autriche, et avait fait à Joseph II des promesses si séduisantes qu’elle l’avait amené à conclure un traité offensif et défensif (21 mai 1781). En cas de guerre, les deux puissances se promettaient mutuellement un secours de dix mille hommes d’infanterie et de deux mille cavaliers qui, dans certaines conjonctures prévues, seraient remplacés par un subside de 400,000 roubles. De plus, au cas où l’un des contractans serait, attaqué par la Turquie, chacun d’eux s’engageait, mais par une clause tenue secrète, à ne conclure séparément ni paix ni armistice.

Lorsque le voyage de Crimée fut résolu, l’impératrice en informa Joseph II. Celui-ci comprit que ce n’était là qu’une invitation déguisée, et bien qu’il trouvât « très cavalière » la façon d’agir de son alliée (lettre à M. de Kaunitz), il accepta après quelque hésitation. On trouvera notée, dans les lettres de M. de Ségur et du prince de Ligne, l’impression que fit ce voyage sur l’esprit de Joseph II. Catherine avait beaucoup compté sur cette longue entrevue pour rallier définitivement l’empereur d’Autriche à sa politique orientale ; elle ne réussit pas, et se rendit très bien compte de son échec. « Constantinople, disait l’empereur à M. de Ségur, sera toujours une pomme de discorde entre les puissances européennes, qui, pour cette seule ville, se refuseront à partager la Turquie. J’ai pu consentir à la cession de la Crimée, mais jamais je ne souffrirai que les Russes s’installent à Constantinople : j’aime encore mieux y voir les turbans des janissaires que les bonnets des Cosaques. » En présence de cette froideur de l’Autriche, Catherine se voyait réduite à temporiser encore. Elle y était résignée lorsque, comme on l’a dit en commençant, la Turquie déclara tout à coup la guerre. L’emprisonnement de l’ambassadeur de Russie était une si flagrante et si maladroite violation du droit des gens, que Joseph II, lié d’ailleurs par les traités, se vit malgré lui entraîné dans une voie où il avait refusé d’entrer un an auparavant.

La Russie cependant ne se trouva pas prête à marcher. Le prince Potemkin, qui avait la haute direction de l’armée, n’était guère capable de conduire lui-même la campagne, et sa jalousie toujours en éveil ne pouvait supporter qu’un autre en eût la direction. Le plan des opérations militaires avait été arrêté depuis longtemps, de concert avec l’Autriche. Deux armées russes devaient marcher simultanément : l’une forte de trente-sept mille hommes, sous les ordres du vieux Roumiantsof, s’avancerait le long des frontières polonaises et donnerait