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sur ce qu’il devait faire et ayant obtenu de Gentil de remettre le départ après minuit, il profita de ces quelques heures de répit pour rassurer Isabelle, qui consentit à partir, à la condition toutefois qu’une femme l’accompagnerait. A l’heure convenue, Isabelle monta dans un bateau avec une escorte de six soldats. A peine embarquée, elle fut prise d’une crise nerveuse et poussa des cris à en perdre la respiration ; trente heures durant elle ne voulut ni manger ni boire. Gentil crut un moment qu’il ne la ramènerait pas vivante. Plus calme, elle lui avoua que trois jours plus tard il ne l’aurait pas trouvée à Auxonne.

Dans le trajet d’Auxonne à Mâcon, Limeuil put écrire à Condé, mais cette lettre ne lui parvint pas et fut interceptée par Gentil : « Hélas! mon cœur, lui disait-elle, ayez pitié d’une pauvre créature qui souffre tout pour vous avoir aimé plus qu’elle-même. Mon affection ne sera que plaisir, pourvu que vous ayez souvenance de moi, et que je sois si heureuse que vous n’aimiez que moi. J’ai une si grande crainte que mon absence ne me cause ce malheur de m’éloigner de votre bonne grâce, que cela me tourmente plus que je peux le dire. Mon cœur, veuillez me secourir et me mettre hors de lieu où je n’aie plus à souffrir pour le reste de ma vie. Écrivez à la reine en ma faveur, et faites écrire par le maréchal de Bourdillon. »

Les soldats de l’escorte et la femme qui avait accompagné Isabelle refusant d’aller plus loin que Mâcon, où les huguenots étaient en majorité, Gentil se trouva donc dans le plus grand embarras. Pendant la dernière guerre civile, ils avaient tenu tête à Tavannes et tout récemment, Charles IX, lors de son entrée dans leur ville, pour leur témoigner son mécontentement, ne leur avait permis de venir à sa rencontre qu’avec des gaules en guise d’arquebuses[1]. Gentil fit part à Catherine d’une situation si difficile et lui demanda une nouvelle escorte, car à chaque minute Isabelle pouvait être enlevée. Peu rassurée sur le sort qui l’attendait, Isabelle écrivit de Mâcon au prince de Condé : « La reine m’envoie à Lyon ; si vous n’avez pitié de moi, je me vois la plus misérable créature du monde à la façon que l’on me mène et avec des soldats pour ma garde, comme si j’étois une personne qui eût gagné la mort. Je n’ai d’espérance qu’en Dieu et vous ; il seroit bon que vous écrivissiez à Madame de Savoie, afin qu’elle veuille faire tant que la reine me pardonne. Je vous suis plus fidèle, plus affectionnée esclave que je ne fus jamais, et plus mes tourmens sont grands, plus je vous adore. Envoyez vers ce pays lyonnois pour voir où je serois. Je crois que je n’en sera guère loin. Hélas ! mon cœur, souvenez-vous que vous m’avez

  1. Papiers d’état du cardinal de Granvelle, t. VIII.