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Mais tout cela, c’est le présent. Or, dans le passé, qu’il ne faut pas oublier non plus pour juger ce que nous valons, je ne crains pas d’affirmer qu’aucun peuple, sans en excepter l’Angleterre, n’a mieux réussi, même dans la colonisation de peuplement, ni jeté sur plus de continens des populations plus nombreuses, plus tenaces, plus capables de porter la civilisation et de la répandre au loin. Malheureusement ces populations ont toujours été, après un temps plus ou moins long, abandonnées par la mère patrie, qui les a livrées à la domination étrangère. C’est ce qui est arrivé, pour ne citer qu’un exemple, au Canada. Mais, même ainsi arrachés à la France, nos compatriotes coloniaux sont restés Français de cœur et d’esprit ; jamais ils ne se sont fondus dans la masse de leurs nouveaux maîtres ; jamais ils ne se sont laissé assimiler par eux. Il y a peut-être là un don particulier des races latines, que les races germaniques et anglo-saxonnes ne possèdent pas au même degré. Les Anglais se sont établis dans d’innombrables contrées ; mais dans aucune ils ne se sont mélangés aux indigènes et n’ont formé par croisement des populations mixtes semblables à celles que les Espagnols ont fait naître sur tous les points de l’Amérique du Sud et que nous avons produites nous-mêmes dans nos vieilles colonies d’Afrique et d’Amérique. Si l’Anglo-Saxon n’a pas le pouvoir, il disparaît ou perd son caractère national, il en est de même de l’Allemand. Il y a quelques mois, la Gazette de l’Allemagne du Nord, exprimant le désir de voir l’émigration allemande se diriger vers des territoires libres où elle pourrait conserver ses mœurs, sa législation, sa langue, disait : « Qu’où ne nous parle pas des États-Unis ! Quelque haute estime que nous ayons pour ceux de nos compatriotes qui y ont émigré, quelque désir que nous ayons de rester unis à eux, nous n’oublions pas que l’aptitude naturelle d’assimilation particulière au caractère allemand a pour effet de se laisser façonner avec la facilité de la cire ; nous savons malheureusement trop que la génération suivante des émigrans ne parle plus qu’un allemand corrompu et tronqué, et que les petits-fils sont complètement américanisés. Ils ne reviennent plus jamais ! » Il s’agit, on le voit, d’une assimilation passive, d’une assimilation à rebours. Notre race, si bien douée pour l’assimilation active, pour celle qui s’impose et ne se subit pas, est complètement réfractaire à l’autre. Tandis que les Allemands, les Anglais, les Irlandais émigrés en Amérique sont, au bout d’une ou deux générations, de vrais Américains, nos compatriotes gardent toujours leur tempérament propre, leur individualité nationale ; bien plus, les Canadiens français, qui se rendent en grand nombre depuis quelques années aux États-Unis, quoiqu’ils aient déjà subi la pression assimilatrice de la race anglo-saxonne, ne se perdent pas non plus