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devait fournir au pays des ressources alimentaires inépuisables. Où en sont aujourd’hui ces belles perspectives, et que sont devenus les millions d’œufs fécondés, si libéralement distribués par l’établissement de Huningue? La truite et le saumon sont-ils devenus plus communs? Le prix en a-t-il baissé de façon à les voir figurer habituellement sur les tables des prolétaires? Hélas ! non; ils sont restés l’apanage des classes aisées, car ils sont aussi rares qu’autrefois dans les cours d’eau où ils existaient déjà, et ne se sont pas montrés dans ceux où ils étaient encore inconnus. Quelques essais partiels dont on signale le succès, comme ceux des lacs du Puy-de-Dôme et du bassin de Saint-Ferréol, qui alimente le canal du Midi, ne suffisent pas pour faire croire que la pisciculture, en France, soit encore autre chose qu’un amusement ou une expérience de laboratoire.

Parmi les causes de cet insuccès, les unes sont générales et s’appliquent à toutes les espèces, ce sont celles qui ont provoqué le dépeuplement de nos eaux ; les autres sont inhérentes au principe même de la multiplication artificielle des poissons voraces, comme les truites et les saunions, sans avoir au préalable pourvu à leur nourriture. Les alevins, après la résorption de leur vésicule ombilicale, sont ou bien mis en liberté et abandonnés à eux-mêmes, ou bien ils sont, au moins pendant quelques années, retenus dans des bassins et nourris artificiellement. Dans le premier cas, lâchés dans les ruisseaux sans y trouver une alimentation suffisante, ils se dévorent entre eux, et ceux qui subsistent restent exposés à toutes les causes de destruction qui avaient déjà amené la diminution ou la disparition de leur espèce et dont ne peuvent triompher quelques milliers d’alevins produits artificiellement, quand les millions provenant de la fécondation naturelle n’y réussissent pas. Dans le second cas, le prix de la nourriture animale qu’il faut leur donner finit par excéder, et de beaucoup, la valeur des poissons obtenus. Je puis en parler par expérience. Depuis 1873 jusqu’en 1881, j’ai fait venir chaque année, à Chantilly, quarante mille œufs embryonnés de truite commune et de truite saumonée. Ces œufs, provenant de l’établissement impérial et royal de Salzbourg (Autriche), étaient expédiés dans de la mousse avec de la glace et renfermés dans des boîtes doubles. Ils revenaient, avec le port, à 360 francs. Aussitôt arrivés, ils étaient étendus sur des claies de verre, dans des caisses munies de toiles métalliques, placées elles-mêmes au milieu d’un ruisseau limpide, alimenté par des sources. Très peu avortaient, la résorption de la vésicule se faisait sans accident et, dans les délais ordinaires, on voyait frétiller au fond des caisses des milliers d’alevins. Pendant la première année, ceux-ci restaient dans ces caisses,