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lui présente les armes, il l’interpelle avec une brusquerie amicale; après chaque affaire, il se fait présenter les combattans qui ont accompli quelque action d’éclat. Il plaisante avec les pointeurs, inspecte les avant-postes et les sentinelles avancées. Il passe dans les chambrées à l’heure de la théorie et reprend ceux qui récitent mal; il fait parfois manœuvrer lui-même, comme un simple sous-officier, un peloton d’instruction. A une grande revue de la garde, au Carrousel, il commande sans une erreur ni une omission toute une partie de l’école de bataillon. Tantôt il entre dans une caserne quand les soldats sont couchés, passe l’inspection de la literie et ordonne qu’elle soit réformée; tantôt il arrive à l’improviste pour assister à la distribution des vivres. Dans ces visites, il ne manque pas de demander s’il y a des mécontens; il leur parle et leur promet d’examiner leurs réclamations. S’il exige beaucoup des hommes, lui-même prêche d’exemple. Quelque temps qu’il fasse, jamais il n’ajourne une revue, mais les soldats endurent patiemment la pluie, « si forte que les canons de fusils se remplissent d’eau, » en voyant leur empereur « immobile à cheval et sans manteau, l’eau lui coulant sur les cuisses. » La simplicité de ses manières, de son costume même, en impose aux troupes. Le jour de l’entrée à Berlin, où toute la garde était en grande tenue et tout l’état-major en grand uniforme, Coignet nous montre l’empereur « avec son modeste costume, son petit chapeau et sa cocarde d’un sou... C’était curieux de voir le plus mal habillé maître d’une si belle armée. » La nuit d’Eylau, l’empereur demande une pomme de terre par escouade, et, assis sur une botte de paille, bien en vue de toute l’armée, il les fait cuire à son petit feu, les retournant du bout d’un bâton. Un jour, aux Tuileries, il ne dédaigne pas de prendre la place d’un factionnaire qu’il envoie porter un ordre et de monter la garde à sa propre porte. — Voilà de quoi défrayer pendant longtemps les veillées de la chambrée. — Bon enfant sous des dehors brusques avec les hommes, il est le plus souvent sévère et dur avec les chefs, et quand l’occasion s’y prête, il ne craint pas de faire rire les soldats aux dépens de l’officier. Coignet raconte ce fait : «une revue de la garde, à Berlin, les grenadiers étaient en bataille, ayant derrière eux des bornes de cinq pieds avec barres de fer enclavées. L’empereur dit au colonel, qui s’appelait Frédéric, de répéter ses commandemens; puis il fait porter les armes, croiser la baïonnette et commande enfin : « Demi-tour! » (le colonel répète) et : « En avant! pas accéléré, marche! » Le colonel, interdit à la vue de l’obstacle, ne répète pas, et voici les soldats arrêtés. L’empereur dit : « Pourquoi ne marches-tu pas? — Mais... on ne peut passer. — Pauvre Frédéric, commande :