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selon le mot de Davout, qui avait fait ces généraux, qui leur avait conquis leurs épaulettes, leurs croix et leurs titres. Pour les soldats, tant valait l’homme, tant valait le grade. Le général Chamberlac, qui avait disparu à Marengo, dès la première canonnade, s’avisa le lendemain de venir parader devant le front de sa division ; il fut salué d’une salve de coups de fusils qui le força à prendre le galop. « Nous ne l’avons jamais revu, » dit Coignet. À Leipzig, un colonel de l’état-major impérial, conduisant une ambulance, refuse de faire ranger ses voitures pour laisser la route libre à Coignet, alors lieutenant, qui arrive avec les équipages particuliers de l’empereur. « Au nom de l’empereur, s’écrie Coignet, appuyez tout de suite à droite, ou je vous bouscule, » et il le pousse du poitrail de son cheval. Le colonel veut mettre la main à son épée. « Si vous tirez votre épée, répond Coignet, je vous fends la tête. » Ce ne sont point les épaulettes qui imposent au soldat, c’est l’homme qui les porte. Mais quand le grade est rehaussé par la valeur de celui qui l’occupe, ce n’est plus seulement le respect et l’obéissance que le chef trouve chez ses subordonnés, c’est l’admiration et le dévoûment. Aussi tous les officiers de l’armée impériale, depuis le lieutenant jusqu’au maréchal de France, paient intrépidement de leur personne. Le soir de Montebello, Lannes, « couvert de sang, faisait peur à voir. » À Essling, Bessières, descendu de cheval, rallie une poignée de fuyards et les mène en tirailleurs contre une batterie autrichienne. À Wagram, un colonel d’artillerie de la garde, grièvement blessé, est transporté en arrière de sa batterie. « Non, dit-il. Reportez-moi à mon poste. C’est ma place… Et, sur son séant, il commandait. » À Brienne, Berthier charge seul quatre Cosaques et s’empare d’une pièce d’artillerie. À Montereau, Lefebvre, qui avait alors soixante ans, s’élance au galop avec quelques officiers pour cabrer l’arrière-garde ennemie : « L’écume sortait de la bouche du maréchal, tant il frappait. »

À leur empereur les soldats ne demandent pas ces actes d’héroïsme. Sa vie est trop précieuse, à leurs yeux, pour qu’il l’expose avec témérité. D’ailleurs il lui suffit de prendre une prise de tabac d’une certaine façon pour jeter toute la garde dans des transports d’enthousiasme ! C’est qu’outre le prestige de tant de victoires, Napoléon a la science des hommes, le don de se faire adorer et la constante préoccupation de se servir de ce don dès qu’il se trouve devant ses soldats. Pour gagner l’affection des troupes, toute conjoncture lui est propice, il provoque les occasions, il ne néglige aucun moyen. Quand il n’est pas le grand capitaine, il est le petit caporal : le héros de l’épopée se fait le bonhomme de la chanson. Napoléon tutoie tous ses soldats. Chaque fois qu’un factionnaire