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je m’approchais de lui... On se sent bien petit près de son souverain! Je ne levais pas les yeux sur lui; il m’aurait intimidé. Je ne voyais que son cheval. » Pendant la campagne de 1813, Coignet entend des officiers généraux critiquer un peu vivement la conduite de l’empereur. Il s’écrie « qu’ils blasphèment. »

« Comment on devient un héros sans le savoir, » ainsi Coignet aurait pu appeler les pages où il raconte sa première rencontre avec l’ennemi. C’était à la bataille de Montebello. « On nous met par sections sur la route, on nous fait charger nos armes en marchant, et c’est là que je mis ma première cartouche dans mon fusil. Je fis le signe de la croix avec ma cartouche et elle me porta bonheur. Nous arrivons à l’entrée du village et voici la charge qui bat... Je me trouvai à la première section, au troisième rang, par mon rang de taille. Une pièce de canon fit feu à mitraille sur nous. Je baissai la tête à ce coup de canon. Mais mon sergent-major me donne un coup de sabre sur mon sac: « On ne baisse pas la tête, » me dit-il. « Non ! » lui répondis-je. Pour prévenir le second coup de la pièce, le capitaine cria: « A droite et à gauche dans les fossés!.. » Comme je n’avais pas entendu ce commandement, je me trouvai seul sur la route, tout à fait à découvert. Je cours sur la pièce et tombe sur les canonniers. Comme ils finissaient de charger, ils ne me virent pas ; je les passai à la baïonnette tous les cinq. Et moi de sauter sur la pièce, et mon capitaine de m’embrasser en passant. Il me dit de garder la pièce, ce que je fis, et nos bataillons se jetèrent sur l’ennemi... Je ne restai pas longtemps. Le général Berthier vint au galop et me dit en parlant du nez : « Que fais-tu là ? — Mon général, vous voyez mon ouvrage. C’est à moi cette pièce, je l’ai prise tout seul. — Veux-tu du pain? — Oui, mon général. » Mais ce n’est pas tout. Coignet court après sa compagnie et la rejoint juste à temps pour abattre d’un coup de feu à bout portant un Autrichien qui ajuste son capitaine et pour secourir son sergent aux prises avec trois grenadiers hongrois qu’il dépêche à la baïonnette. Le soir du combat, Coignet fut présenté au premier consul. Bonaparte aimait les hommes de cette trempe et savait se faire aimer d’eux. Il pinça familièrement l’oreille du soldat, tout en ordonnant de le porter pour un fusil d’honneur. Trois ans après, il le faisait passer dans sa garde, et, le jour de l’inauguration solennelle de la Légion d’honneur, sous le dôme des Invalides, il attachait à la bouionnière de Coignet la première décoration de légionnaire donnée dans l’armée[1].

  1. Ce fait d’avoir reçu, lui premier de toute l’armée, la décoration de légionnaire et d’être ainsi le doyen de tous les chevaliers de l’ordre passés et futurs vaut bien cette citation. « .. Après que toutes les grand’croix furent distribuées, on appela : « Jean-Roch Coignet. » J’étais sur le deuxième gradin; je passai devant mes camarades, j’arrivai au pied du trône. Là je fus arrêté par Beauharnais, qui tenait une pelote garnie d’épingles et qui me dit : « Mais, on ne passe pas. » Et Murat, qui portait une nacelle remplie de croix, dit : « Mon prince, tous les légionnaires sont égaux; il est appelé, il peut passer. » Je monte les degrés du trône. Je me présente, droit comme un piquet, devant le consul, qui me dit que j’étais un brave défenseur de la patrie. À ces mots : « Accepte la croix de ton consul, » je retire ma main droite, qui était collée contre mon bonnet à poil, et je prends ma croix par le ruban. Ne sachant qu’en faire, je redescendis les degrés du trône en reculant, mais le consul me fît remonter près de lui, prit ma croix, la passa dans la boutonnière de mon habit et l’attacha avec une épingle prise sur la pelote de Beauharnais. Je descendis, et, traversant tout l’état-major qui occupait le parterre, je rencontrai mon colonel, M. Lépreux, et mon commandant Merle, qui attendaient leurs décorations. Ils m’embrassèrent tous les deux au milieu de tout le corps d’officiers... »