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désastres et sur ses misères : «On était après la moisson. L’ennemi s’est servi des grains pour donner à manger aux chevaux. C’est la plus grande désolation. Les habitations dévastées et même en partie brûlées : voilà ce qu’est la guerre ! Malheur au pays où elle s’est posée ! » Et voyez un peu ces remords de conscience : « C’était vraiment une grande misère. Les soldats, cachés derrière les haies, attendaient que le laboureur qui plantait des pommes de terre fendues en quatre, eût quitté son champ. Aussitôt les soldats affamés parcouraient le champ, cherchant dans la terre les morceaux de pommes de terre, les déterrant, et ils revenaient au camp faire cuire leur petite proie. » En vérité, voici bien du bruit pour quelques pommes de terre coupées en quatre. L’abbé C. n’y mettait pas tant de façons quand il s’agissait de démolir une maison pièce à pièce pour alimenter les feux de bivouac.

Fricasse écrit avec emphase, comme s’il parlait à la tribune de la convention. Il emploie naturellement les phrases ampoulées et les grands mots du jargon révolutionnaire. Il ne dit pas : Nous avons perdu quelques hommes; il dit : « Nous avons perdu quelques braves républicains : » Et encore : « C’est pendant la rigueur de cet hiver que le vrai républicain s’est distingué en tenant son rang avec bravoure. » Et encore : « L’ardeur républicaine qui bouillait dans nos veines... » Et encore : « Au milieu des douleurs aiguës, les blessés ne donnaient aucun signe de plaintes. Leurs visages étaient calmes et sereins; leur dernière parole était : Vive la république!.. C’est au lit d’honneur qu’il faut voir nos guerriers pour apprendre la différence qui existe entre les hommes libres et les esclaves. Les valets des rois expirent en maudissant la cruelle ambition de leurs maîtres. Le défenseur de la liberté bénit le coup qui l’a frappé. Il sait que son sang ne coule que pour la liberté. » L’on dirait, en vérité, qu’aux yeux du brave sergent l’humanité se divise en deux classes, l’une supérieure, les républicains, l’autre tout à fait inférieure, ceux qui ne sont pas républicains. A mieux dire, il semble que les valets des rois, nobles, soldats étrangers et autres esclaves soient en dehors de l’humanité.

Il faut reconnaître au reste que Fricasse, avec ses idées et sa phraséologie, était loin d’être une exception dans les armées républicaines. Combien d’autres soldats pensaient et parlaient comme lui et étaient des héros ! Un fusilier nommé Mercier combat un hussard autrichien. Deux coups de sabre sur la tête et sur le poignet gauche le terrassent : « Rends-toi! dit le hussard. — Un lâche le ferait, dit Mercier, mais un républicain, non ! » Et il se relève à demi, ramasse son fusil de la main droite, met le canon sur la saignée du bras gauche, lâche la détente et tue l’Autrichien. Le capitaine Caillac dit en tombant frappé à mort : « Ma vie