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et font la loi sur tout. L’on ne saurait, au reste, se plaindre trop des gens du pays, puisque les vivandiers de l’armée sont les premiers à voler. Cette canaille, qui se prétend très bien pensante en révolution, est de la plus scandaleuse rapacité. » Le fourrier de Condé ajoute ce curieux détail de mœurs : « La comtesse de Boyer, femme du colonel de La Fère, s’est avisée d’envoyer au camp une femme de chambre adroite et intelligente, qui s’est établie cafetière et marchande de toutes sortes de choses. Elle vend fort cher des liqueurs et des bas, des gilets et de mauvais pâtés et fait d’énormes profits pour sa maîtresse. Pour ajouter encore à ces profits, elle donne à jouer sous un vaste hangar... Beaucoup d’émigrés retirés à Fribourg, comme la comtesse de Boyer, spéculent sur notre dépense. Toutes ces personnes, qui ont à la vérité de grands titres pour nous intéresser et obtenir la préférence de nos fonds, nous vendent aussi cher que le juif ou l’Allemand le plus avide. »

Tandis que les Vendéens, qui combattent dans leur pays, mais pour la même cause, trouvent un asile dans chaque chaumière, partout des secours, des sympathies, des encouragemens, les soldats de Condé ne trouvent en Allemagne que défiance et hostilité, chez les paysans comme chez les hobereaux. « La conduite du seigneur de Feldorf, remarque Thiboult, qui a les meilleurs procédés pour les gentilshommes français, ne ressemble en rien à celle tenue par les autres nobles allemands. » Les paysans sont pires encore. A Hornberg, dans le Wurtemberg, les habitans s’opposent par la force au logement des troupes. Il faut mettre la baïonnette au bout du fusil pour occuper le village. Le soir, les Wurtembergeois se vengent. Les Condéens logés isolément sont attaqués dans leur sommeil par des hommes armés de cognées et de fourches. A Auggen, les paysans se ruent dans une maison où quelques gentilshommes sont au cantonnement. En se défendant, ceux-ci tuent trois assaillans, et au moment de mourir, l’un d’eux déclare avoir déjà assassiné plusieurs Condéens portés comme disparus. « C’est chose singulière, s’écrie Thiboult, que la haine de toute cette canaille contre les émigrés ! » Des volontaires royaux chassent dans une forêt appartenant à des moines, « lesquels n’ont jamais témoigné que de la haine pour les émigrés, » les gardes-chasse, soutenus par des paysans, reçoivent les chasseurs à coups de fusils. C’est un véritable combat sous bois. Dans les cabarets et les auberges, les rixes entre nobles et indigènes sont fréquentes ; on s’assomme avec des chaises et des bouteilles. Si grande était l’animosité de la population allemande envers les émigrés, qu’un curé dut en chaire réprimander les paysans « pour leur aversion incroyable contre les Français. » Les rixes presque quotidiennes provoquaient des conflits sans nombre entre les autorités du pays et les chefs de l’armée de Condé. Les magistrats estimaient