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familles, mais le pays dans son ensemble était pauvre, souffrant, agité d’une fièvre révolutionnaire qui présageait la ruine. Un négociant hollandais instruit et judicieux, Bergasse, écrivait en 1789 : « Le prix de la main-d’œuvre est maintenant trop haut chez nous : il n’est plus temps de penser à établir des manufactures dans nos villes ; nous sommes trop riches pour cela. Voyez combien le prix des denrées est augmenté depuis l’accumulation de nos richesses… Les grands et les riches, par « l’emplacement » qu’ils font de leur argent chez l’étranger, et par l’intérêt qu’ils en retirent, nourrissent le luxe, causent une augmentation de prix dans les denrées de première nécessité et réduisent le peuple à la mendicité. » On retrouve la même préoccupation dans plusieurs autres écrits hollandais de cette époque, et, en effet, ces énormes revenus reçus de l’étranger sous forme de rente, et sans action sur le travail producteur, devaient rompre l’équilibre en toutes choses par l’exagération des prix et frapper d’une sorte de paralysie cette petite nation qui avait autrefois étonné le monde par sa vitalité et sa puissance.

Un pareil danger menaça l’Angleterre en notre siècle ; c’était vers 1824 : les incidens de cette époque présentent assez d’analogie avec la secousse dont nous souffrons pour qu’on s’y arrête avec quelques développemens. La guerre contre la France, en prenant fin, avait laissé dans la circulation intérieure une masse énorme de papiers négociables. Pour faciliter la transition du cours forcé à la reprise des paiemens en espèces, on venait d’autoriser les banques provinciales à émettre des billets par petites coupures, et elles avaient usé largement de cette permission. Le numéraire surabondant provoquait la spéculation : on y était d’ailleurs incité par les bénéfices qu’avaient répandus dans le pays les émissions d’emprunts étrangers, notamment le 5 pour 100 français, créé de 57 à 60 et bientôt enlevé aux environs du pair. En même temps, l’indépendance des anciennes colonies espagnoles était presque généralement reconnue. Le commerce entrevoyait dans une sorte d’extase le Mexique, le Pérou, le Chili affamés des produits anglais, et les soldant largement avec l’or et l’argent de leurs mines, que les capitaux anglais allaient féconder. La fièvre aboutit au délire.

En 1824, les anciennes banques augmentent leur circulation, en même temps que 23 banques nouvelles sont créées, avec un capital de 540 millions de francs. En moins de deux ans, on voit surgir 253 compagnies par actions, avec un capital demandé de 3,812,601,000 francs, mais dont le versement effectif n’est que de 5 à 10 pour 100. Une explosion de hausse enlève soudainement toutes les valeurs. Le 3 pour 100 consolidé, qui était à 73 en avril 1823, se trouve à 96 en novembre 1824. Les actions des mines américaines se négocient à des cours insensés. Chacun gagne, parce