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canevas. Ce qu’il voit et ce qu’il aime, ce qu’il sait interpréter, c’est la lumière un peu triste du soir qui joue sur le visage d’un homme à travers les vitres, ou qui, vaguement, éclaire l’obscurité d’un cabinet de travail; c’est encore l’allure patriotique et fière des soldats de la république, des fameux bataillons de la Moselle, qui marchaient sans souliers à la victoire; c’est le papillonnement des uniformes dans les clartés multicolores des paysages.

M, Meissonier s’est révélé plus grand artiste peut-être que dans toutes ses autres œuvres en peignant les Ruines des Tuileries. Dans ces pans de murs effondrés, sur lesquels ci et là restent des traces de dorures et se déchiffrent des noms glorieux; dans ces pierres accumulées de toutes parts; dans ces arceaux, debout encore, qui laissent voir la Victoire humiliée de l’Arc-de-Triomphe du Carrousel, il a peint toute l’horreur de la guerre civile, toutes les douleurs de la défaite. Ce tableau, dont un écroulement est l’unique sujet, et je dirai presque l’unique personnage, résume l’horrible désastre. Ici, la peinture agrandit son domaine; elle ne parle plus seulement aux yeux, elle parle au cœur et à l’âme. Elle a la splendeur de la tragédie et l’éloquence de l’histoire.

De M. Meissonier à M. Baudry la transition est brusque, moins brusque cependant qu’elle ne paraît; car M. Baudry est encore un de ces artistes de race, originaux, personnels, qui ont plus qu’une manière, qui ont un style. M. Baudry est peut-être, avant tout, un décorateur. S’il n’était pas né en France, il serait certainement ne à Venise, et, sans copier un seul de ses devanciers, sans ressembler à aucun, il aurait continué cette série de grands maîtres qui ont fait la gloire de la sérénissime république, tous différens, et tous également admirables, depuis le Carpaccio jusqu’à Tiepolo.

M. Baudry n’est pas seulement un décorateur, c’est le plus brillant, le plus séduisant, le plus gracieux, le plus vigoureux des décorateurs de ce temps, c’en est aussi le plus savant. Il a deux grandes qualités, sans lesquelles il n’est pas de peintre : il a la personnalité, il a la science. Il sait et il voit. De plus, il aime le beau, et c’est la beauté sous toutes ses formes qu’il cherche à traduire et à exprimer. Sans doute, la beauté qu’il poursuit n’est pas la beauté classique et sévère de M. Ingres ; ce n’est pas la beauté forte et sereine de Raphaël, ni la beauté qu’aimait Titien ou qui charmait Véronèse, ce serait plutôt la beauté telle (qu’elle se révélait au Corrège. Elle est, je ne sais pourquoi, plus moderne que les autres, plus élégante peut-être, et M. Baudry l’a faite plus parisienne. Elle n’en reste pas moins, pour cela, la beauté. Et quand, dans une femme nue, l’artiste personnifie soit la Vérité, soit la Magistrature, il sait la créer belle, et, plus encore peut-être, charmante.

N’aurait-il que cette qualité, la compréhension du beau, il faudrait