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petit drame clairement saisissable, une scène comique ou tendre, en un mot, la peinture d’une anecdote. De là ces milliers de tableautins qui représentent un chasseur embrassant une bergère, une soubrette écoutant à une porte, une jeune fille glissant une lettre d’amour dans un vase de pierre, et quantité d’autres fadaises dont l’ingéniosité est le seul mérite. Pour satisfaire ce goût, devenu général, en même temps que pour donner à leurs personnages plus de vérité et de piquant, les artistes ont eu recours aux photographes, et l’objectif a dû venir en aide à la palette. De grands succès ont été ainsi obtenus, qui malheureusement ont souvent détourné les véritables artistes des Salons annuels. Leur amour-propre s’est trouvé justement offensé de comparaisons parfois humiliantes. En outre, ils ont trouvé que leurs œuvres étaient perdues dans ces myriades de toiles multicolores, que des juges élus, et par conséquent indulgens, consentaient à placer dans les salles du Palais de l’Industrie. Depuis combien de temps ne voit-on plus au Salon les tableaux de M. Meissonier, de M. Jules Dupré, de M. Gérôme, par exemple? Ils y seraient perdus, noyés dans la foule, écrasés peut-être par les productions inférieures qu’on placerait à côté d’eux et qui ne les feraient pas valoir. Les belles œuvres ont besoin d’être isolées ou entourées d’autres belles œuvres; la médiocrité, loin de les faire ressortir, leur nuit d’une manière incroyable. Au temps de Diderot, le nombre des ouvrages admis était de deux cents à peine; il a été de mille ou douze cents sous l’empire; il est de quatre mille aujourd’hui; il sera de sept ou huit mille avant peu d’années, et nous pourrions dire que nos progrès artistiques sont considérables si, au point de vue de l’art, la quantité comptait pour quelque chose.

Le nombre des artistes a augmenté comme le nombre des tableaux ; c’est un malheur ! L’art est une religion qui n’a pas besoin de beaucoup de prêtres ; il est de sa nature aristocratique. Il doit, pour se conserver élevé et pur, rester le patrimoine d’une petite élite. Les artistes qui ont fait la gloire de Rome, de Venise ou de Florence ne vont pas, quand on les compte, au-delà de la centaine. Je n’en voudrais pas beaucoup plus du double pour la France. Malheureusement, la loi ne pouvant limiter le nombre des peintres comme elle limite le nombre des notaires, nous sommes obligés de nous incliner devant les faits.


L’élite qui seule devrait représenter l’art en France et qui seule est digne de le représenter, se retrouve presque tout entière au Salon triennal. Nous la rencontrons là, mais plus facile à étudier, dégagée de son entourage ordinaire de banalités, montrant clairement au public ce qu’elle a d’originalité et d’élévation. Chaque